Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mercredi, 10 juillet 2013

MON ANTHOLOGIE MONTAIGNE

 

HÔTELIERS.jpg

COUPLE D'HÔTELIERS, PAR AUGUST SANDER

 

***

Allez, pour achever ma petite déambulation nonchalante dans les Essais de Montaigne (Livre III), en remettant en bouche les bribes du festin qu’en avait été la lecture voici quelques années (close un matin à 8 h.03), je vais me rouvrir l’appétit avec un paragraphe que je trouve plein de sel : « Me demandez-vous d’où vient cette coutume de bénir ceux qui éternuent ? Nous produisons trois sortes de vent : celui qui sort par en bas est trop sale ; celui qui sort par la bouche porte quelque reproche de gourmandise ; le troisième est l’éternuement ; et parce qu’il vient de la tête et est sans blâme, nous lui faisons cet honnête recueil ». C’est dans III, VI, Des coches.

 

Et j’en profite d’abord pour signaler que, par commodité, je modernise (abusivement) l’orthographe, et parfois le vocabulaire ancien, de toutes les citations. J’en profite ensuite pour m’amuser (comme tout le monde) du rapport très élastique existant entre le contenu des chapitres des Essais et le titre que Montaigne a posé au-dessus, au point que le juriste pointilleux d’aujourd’hui serait en droit d’attaquer l’auteur pour « tromperie sur la marchandise ». « Des coches » en est un exemple exemplaire.

 

Je profite enfin de ce que nous sommes arrêtés à ce chapitre pour m’attarder un peu sur la profondeur et l’intelligence du regard que Montaigne porte sur son temps et sur les grands événements qui s’y produisent : tantôt les guerres de religion, ici les « grandes découvertes ».

 

Attention, le passage est un peu long : « Notre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous répond si c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sybilles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu’asture [pour « à cette heure »] ?) non moins grand, plein et membru que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu’on lui apprend encore son a, b, c : il n’y a pas cinquante ans qu’il ne savait ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes. Il était encore tout nu au giron, et ne vivait que des moyens de sa mère nourrice. Si nous concluons bien de notre fin, et ce poète [Lucrèce] de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu’entrer en lumière quand le nôtre en sortira. L’univers tombera en paralysie ; l’un membre sera perclus, l’autre en vigueur ». Quatre siècle et demi après, il pourrait se vanter de la justesse de son pronostic, rien qu’en observant l’état dans lequel est plongé l’Europe.

 

La suite percute assez bien l'essentiel : « Bien crains-je que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C’était un monde enfant ; si ne l’avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline par l’avantage de notre valeur et forces naturelles, ni ne l’avons pratiqué par notre justice et bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu’ils ne nous devaient rien en clarté d’esprit naturelle et en pertinence ». Je n’ai qu’un mot à dire : admirable !

 

Autrement dit, ce n'est pas par leurs vertus morales et leurs qualités d'âme que les explorateurs européens se sont rendus maîtres du monde. Il ne parlerait pas autrement s’il voulait nous faire comprendre, aux sources de la colonisation du monde, que les conquistadors, puis les colons, ne furent rien d’autre que des brutes, souvent même des gibiers de potence, dont l’Europe voulait se débarrasser. Par exemple, Manon Lescaut, de l'abbé Prévost, met en scène l'envoi (ça se passe autour de 1720) d'un contingent de putains, qui devaient servir à peupler la Louisiane.

 

En ces temps actuels, où tous les points de repère traditionnels se sont dissous dans l’acide individualiste (le plus corrosif à long terme, Tocqueville, dans De la Démocratie en Amérique, disait très justement que l’individualisme débouchait inéluctablement sur l’égoïsme), je ne résiste pas au plaisir de citer ce que Montaigne dit du MARIAGE (tiens tiens).

 

Ces considérations seront jugées forcément obsolètes, hors d’usage, de saison, de raison et de modernité, elles pourraient néanmoins inciter à réfléchir tous les couples anciennement LGBT, et désormais « lesbiens, gay, bi, trans, intersexués et queer ». Nous avons été gâtés : avec le mariage homosexuel, la vendange des appellations de l’année nous promet un cru exceptionnel. Il faut se tenir au courant, même si « intersexués » me reste une énigme. Les autres catégories concernées nous réservent quelques futurs grands millésimes, que nous attendons avec impatience. A déguster avec modération tout de même.

 

Oui, la raison sociale officielle de l’entreprise fondée par les promoteurs des « sexualités autres » s'épelle désormais « LGBTI », la drôlerie étant que le Q est encore facultatif, si j’ose dire. Je me dis que l’industrie pharmaceutique ne procède pas autrement : pour vendre des médicaments, elle invente des maladies. Et le plus fort, c'est que les maladies ainsi inventées finissent par exister ! Le tout est que l’étiquette soit immédiatement identifiable sur l’étalage du supermarché. La créativité lexicale de l'entreprise « LGBTI » est du même ordre, à la différence que je ne vois pas ce qu'ils ont à vendre (même si mon petit doigt ...).

 

« En ce sage marché, les appétits ne se trouvent pas si folâtres ; ils sont sombres et plus émoussés. L’amour hait qu’on se tienne par ailleurs que par lui, et se mêle lâchement aux accointances qui sont dressées et entretenues sous autre titre, comme est le mariage : l’alliance, les moyens y pèsent par raison, autant ou plus que les grâces et la beauté. On ne se marie pas pour soi, quoi qu’on dise ; on se marie autant ou plus pour sa postérité, pour sa famille. L’usage et intérêt du mariage touche notre race bien loin par-delà nous. » On voit bien que Montaigne est totalement inactuel (« On ne se marie pas pour soi » !), quand on regarde ce qu’il reste à ronger au vieux chien passéiste et réactionnaire, de son vieil os tellement usé qu'on lit difficilement le mot « famille » qui y était gravé.

 

D'une manière générale, qui, aujourd'hui, est en mesure de voir « bien loin par-delà » sa petite personne ? Chacun semble devenu son propre cul-de-sac : il n'y a plus rien qui soit plus loin ou plus haut que lui. C'est sans doute pour ça que je lis Montaigne.

 

La suite, après troncation d’une phrase vantant le mariage « arrangé » (vous noterez le mot "inceste") : « Tout ceci, combien à l’opposite des conventions amoureuses ! Aussi est-ce une espèce d’inceste d’aller employer à ce parentage vénérable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse, comme il me semble avoir dit ailleurs [I, XXX]. Il faut, dit Aristote, toucher sa femme prudemment et sévèrement, de peur qu’en la chatouillant trop lascivement le plaisir la fasse sortir hors des gonds de raison ». Et toc pour la civilisation du plaisir permanent à tout prix ! Paul Valéry le dit aussi : « Les cris aigus des filles chatouillées, ... ». Il faut croire les vieux. Surtout quand ils sont morts.

 

La fin, maintenant : « Ce qu’il dit pour la conscience, les médecins le disent pour la santé : qu’un plaisir excessivement chaud, voluptueux et assidu altère la semence et empêche la conception ; disent d’autre part, qu’à une congression languissante, comme celle-là est de sa nature, pour la remplir d’une juste et fertile chaleur, il s’y faut présenter rarement et à notables intervalles. [citation des Géorgiques de Virgile à l’appui] Je ne vois point de mariages qui faillent et se troublent plus tôt que ceux qui s’acheminent par la beauté et désirs amoureux. Il y faut des fondements plus solides et plus constants, et y marcher d’aguet ; cette bouillante allégresse n’y vaut rien ». Le mot « congression » vient du latin voulant dire « accouplement ». Il faut savoir ce qu’on veut, le mariage ou le plaisir. Avons-nous tort de vouloir concilier les deux ? Je pose juste la question. Je précise que la tirade vient du chapitre (III, V) intitulé Sur des vers de Virgile.

 

Quand je regarde le monde actuel, je me demande comment faisaient les gens pour vivre avec leurs désirs intimes aussi férocement réprimés, et comment il se fait qu’il ait pu exister des gens heureux. Je me dis aussi que notre époque, qui a ouvert toutes grandes les portes à tous nos désirs, a du même coup singulièrement asséché les canaux de leur socialisation, sauf entre membres du même club (ou si vous voulez tribu, bande, cercle, ghetto, etc.).

 

« Socialisation », ce mot fétiche vide de sens que brandissent en hurlant, aussi bien les pédagogues « de la maternelle à l’université » que les politiciens assurant qu’ils veulent pacifier les banlieues. Qui ne voit que la société actuelle fait tout pour désocialiser l’individu, sinon elle ne le porterait pas au pinacle, l’individu, faisant de lui une planète à lui tout seul ! Et quoi de plus seul qu'une planète ?

 

L’individu, promu « IndiviDieu » par la consommation et le monde publicitaire et marchand, devenu « Individu Infinitésimal » dans la société de masse, et réduit à la « Citoyenneté Larvaire » par un système politique confisqué. L’individu, du côté du mythe, est sommé d’adhérer de tout son être à des discours dépourvus de vérité (politique, publicité, économie), et du côté de la réalité, est réduit à la solitude vaine, passive et désymbolisée de son bulletin de vote et de sa déclaration d'impôts. Rouage docile dans la machine, il fonctionne.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

Les commentaires sont fermés.