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mardi, 02 octobre 2012

DU TEMPS DE LA GUERRE ARTISANALE

Dans deux ans, on sera en 2014. Dans deux ans, il y aura cent ans que l’Europe commettait son premier suicide (il y en eut d’autres). Je ne voudrais pas que la guerre économique mondiale (qui est en train de se livrer, de faire rage et de détruire) occulte la catastrophe et la fasse oublier.

 

Car la guerre de 1914-1918, comme un impitoyable rouleau compresseur, en détruisant des millions d’hommes dans la fleur de l’âge, n’a pas seulement tué. En creusant ses millions de tombes, elle n’a pas seulement éclairci les rangs des "forces vives" des nations en conflit. Elle a écrasé une certaine idée de l’humanité. Elle a réduit en charpie une certaine vision du monde, et ruiné une certaine conception des êtres vivants qui le peuplent, animaux et végétaux compris.

 

Toutes les guerres, jusque-là, s’étaient avérées désespérément artisanales. Avant 1914, on s’entretue petit-bras, on s’étripe bras-cassé. On a l'extermination pusillanime. Ah c’est certain, on y arrive quand même, vaille que vaille, mais le résultat est, le plus souvent, disproportionné aux efforts. Avec la guerre de 14, première guerre industrielle, l’humanité accède enfin à son rêve : le meurtre de masse. Il est regrettable que le crime contre l'humanité n'ait été inventé qu'en 1945. La chose avait commencé trente ans auparavant.

 

Disons-le tout net : jusque-là, le rendement est ridiculement faible. Pensez, prenez l’énorme bataille de Waterloo (qu’on surnomme aussi la pelle du 18 juin, celle, mémorable, de 1815) : autour de 350.000 bonshommes de cinq ou six nationalités, en excellent état de marche, tous au mieux de leur forme, qui n’arrivent à coucher par terre, au total, que 40.000 d'entre eux (morts et blessés). Je n’ai qu’un mot à la bouche : minable. 

 

Parlez-moi maintenant de la guerre de 1914-1918, ça c’est quelque chose. Fini les demi-mesures, oublié le parcellaire, la peste soit du velléitaire. On y va carrément. Plusieurs inventions permettent cet indéniable progrès. Par exemple, les armuriers ont compris qu’en imprimant au projectile un mouvement rotatif, il gagnait en précision. Ils ont donc forgé, à l’intérieur des canons de leurs armes, des rayures. Ils ont pu accroître par là la puissance du dit projectile. Efficacité accrue garantie. Ils ne se sont pas privés d'accroître tout ce qu'ils pouvaient.

 

Ce progrès de la technique, qui permet d’administrer la mort à grande échelle, ça dévalue forcément les moyens traditionnels. Regardez le cheval. Déjà, en 1859, la troupe avait été acheminée en train de Lyon au champ de bataille de Solférino (célèbre pour avoir donné à Henri Dunant l’idée de la Croix Rouge). Il n’avait fallu que quatre jours. Il est clair qu’en 1914, la cavalerie est dépassée.

 

Certes, au début, quelques exploits sont à mettre au compte de ce corps d’armée empreint de traditions séculaires, voire chevaleresques. Ainsi, celui accompli par le lieutenant De Gironde qui, à la tête de son escadron et au prix de sa vie, détruisit en septembre 1914 une escadrille d’avions ennemis en chargeant héroïquement  « à l’ancienne ».

 

C’est ce que raconte René Chambe, dans son petit livre (non dénué d’un certain lyrisme épique) L’Escadron de Gironde. Le même René Chambe n’a-t-il pas publié – mais c’était beaucoup plus tard – Adieu cavalerie, dont le titre seul dessine un programme ? 

 

La guerre de 1914-1918 a vu la victoire définitive et totale de l’acier sur la chair. Traduit autrement : la victoire de l’industrie sur l’artisanat. Prenez l’avion. Encore balbutiant comme un nouveau-né au début de la guerre, il n’a pas tardé à s’adapter aux nouvelles conditions. De simple moyen d’observation des positions et des mouvements de l’ennemi, il devient rapidement une arme. 

 

Au tout début de 1915, le cavalier René Chambe est dans les tranchées, comme en témoignent quelques dessins qu’il envoie à sa famille, agrémentés de commentaires neutres et précis. J'en ai donné ci-dessus quelques-uns. Il ne tarde pas à être muté sur sa demande dans l’aviation, comme observateur. 

 

Mais comme on se canarde autant dans les airs qu’au sol, entre ennemis, pendant que le pilote pilote et que l’observateur observe, la carabine est chargée, prête à servir. Eh oui, on est encore Au Temps des carabines (titre d’un autre ouvrage de René Chambe).

 

Le 2 avril 1915, au tout petit matin, il ne fait pas chaud. Le sous-lieutenant aviateur Chambe attend son pilote sur le terrain de la M. S. 12, qui est au commandant De Rose (MS pour Morane-Saulnier). Comme le lieutenant Pelletier-Doisy, de son côté, attend son observateur, les deux compères décident de décoller ensemble, sur leur Morane parasol.

 

Jusqu’ici, depuis le début des hostilités, trois avions allemands ont été abattus, dont un la veille, par Navarre et Robert. Il y a de la revanche dans l’air. Chambe, à coups de carabine, perce deux fois le réservoir d’un « Albatros », coupe un câble de commande, pulvérise le tableau de bord, obligeant les Allemands à atterrir. Le battu s’avoue vaincu. Le vainqueur salue l’ennemi. De vrais gentilshommes. Quatrième victoire aérienne de la guerre. 

 

Oui, visiblement, on est encore dans une guerre des anciens temps. On ne dit pas encore "passée de mode". 

 

Voilà ce que je dis, moi.

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