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mercredi, 27 juin 2012

JACQUES ANQUETIL, LE CRACK

L’autre nouvelle (enfin, n’exagérons pas : à peine huit pages) à savourer longuement s’intitule « Le crack ». Je pèse mes mots : c’est un petit chef d’œuvre que PAUL FOURNEL a ciselé. Le crack en question, cela ne peut être que JACQUES ANQUETIL, l’histoire le transpire (c’est le cas de le dire). Et même si ce n’est pas vrai, il est nécessaire que ce soit lui. De toute façon, l’auteur l’appelle « le grand Jacques, le patron du peloton », alors basta ! Le crack, dans le cyclisme, c’est le seigneur du peloton, c’est l’aristocrate, c’est le dessus du panier.

 

 

L’histoire se passe à Yssingeaux (Haute-Loire), où est organisé un de ces nombreux et lucratifs critériums d’après Tour qui font aussi la joie des jeunes coureurs qu’on appelle les « locaux », ou les « régionaux », parce qu’ils peuvent se mesurer comme rarement à des « grands » de leur sport.

 

 

Mais tout le monde fait la gueule, ce matin-là. Vous savez pourquoi ? Le crack est malade : « Il était livide, les yeux bordés de noir, les lèvres blanches. On avait l’impression, aussi, qu’il avait perdu dix centimètres de tour de jambe. Il n’avait pas eu le courage de se raser non plus et le voyage en voiture avait été un calvaire ». Une catastrophe pour les organisateurs, pour les « locaux », mais aussi pour le coéquipier, qui est aussi le narrateur (est-ce un souvenir raconté à l’auteur par ANDRÉ LE DISSEZ, coureur pro de 1957 à 1965, à qui est dédié le récit ? Ce n’est pas invraisemblable).

 

 

Ah, il n’est pas beau à voir, le crack : « Estomac vide, jambes en coton, vertiges. Il se tenait appuyé sur le capot de la voiture pendant que Charles lui laçait ses chaussures, parce qu’il était incapable de baisser les yeux sans s’écrouler aussitôt ». Et ce n’est pas mieux quand la course a commencé : il « roulait comme une épave. Il fermait les yeux dans les lignes droites pour ne pas dégueuler. Qu’aurait-il bien pu dégueuler ? Et c’est moi qui devais lui dire de changer de braquet ».

 

 

C’en est au point que tout le peloton est ébahi, stupéfait : « En dix minutes, son maillot était collé de sueur et son menton gouttait sur la potence.Il s’était creusé autour de nous, dans le paquet, une sorte de vide respectueux et les coursiers se relayaient pour venir voir le spectacle du zombie ».

 

 

Le rôle du coéquipier, dans ce naufrage, c’est de limiter les dégâts. Il est donc décidé, avec les organisateurs et les « gros bras » du peloton, de faire le premier tour, d’amener en tête le crack, pour la première traversée de la ville (il faut bien satisfaire le public, qui a été mis en appétit par sa présence), et de le laisser disparaître par la première ruelle discrète pour qu’il regagne son hôtel à l’abri des regards : « On lui enfila un maillot jaune et il partit les poches vides, course finie avant d’avoir commencé ».

 

 

Tant bien que mal, le coéquipier se met en devoir de remplir son « contrat », luttant pour ne pas être semé par le peloton (« je parvins à le ramener sans à-coups »). Les spectateurs en restent muets de surprise (« C’était comme une rumeur de silence »). Arrivé à proximité de la ville, il s’agit maintenant de l’amener en tête (quand même).

 

 

Tout se passe sans trop d’encombres, jusqu’au dernier kilomètre avant la pancarte. C’est là que ça se passe, braves gens, et je laisse la parole : « A un kilomètre de mon but, j’étais en tête et j’avais dû batailler ferme pour rendre à la raison les régionaux qui allumaient des pétards pour faire plaisir à leur famille. A chaque accélération, je frémissais à l’idée de l’état dans lequel il devait être.

A cinq cents mètres, je sentis son souffle et il vint se placer à ma hauteur. Je n’oublierai jamais le regard qu’il me lança : un regard glacé, tranchant, plein. Et il me posa cette question ahurissante : – T’as pas deux sucres ?

Je les lui donnai. Il les engloutit et, comme il tendait la main à nouveau, je lui abandonnai une part de gâteau de riz et un fruit qu’il glissa dans la poche arrière de son maillot.

Bien entendu, je ne le revis qu’après l’arrivée. Il gagna le critérium après avoir offert un festival au peloton médusé. Il volait. Et dans la troisième ascension de la côte de Rosières [c’est près d’Yssingeaux], il mit trois minutes sans forcer au second.

Tout le monde apprit ce jour-là que le vrai crack, c’est aussi celui qui est capable de cuver en pédalant une cuite à coucher un bataillon. Je m’en doutais déjà ».

 

 

Ce petit récit me ravit. Voilà pourquoi j’avais commencé ces quelques billets sur JACQUES ANQUETIL. C’est sûr, PAUL FOURNEL aime le vélo, et il sait raconter les histoires. En plus, ANQUETIL, il en est baba, et ça se voit : « … qui était en machine l’homme le plus beau, le plus élégant qu’ait jamais compté un peloton … ». PAUL FOURNEL regarde avec tendresse grouiller un paquet de types qui s’arrachent les tripes on ne sait pas très bien pourquoi, peut-être pour la beauté du geste, après tout ?

 

 

Et il adresse là une véritable déclaration d’amour et d’admiration à tous les cracks (dont le narrateur a eu la chance, dit-il, de rencontrer cinq exemplaires, « des vrais ») : « Il n’y a rien de plus beau qu’un crack, un qui donne des rendez-vous, qui se prépare, qui met tout le monde en confiance ; celui qui dicte la loi et l’ordre et qui, grippe, foulure, angine ou fatigue, voltige quand il faut voltiger, appuie ses relais comme personne, grimpe devant les grimpeurs, sprinte devant les sprinters, mène les bordures, tire deux dents de moins [du 52 x 12, je ne sais pas si vous vous rendez compte] que tout le monde dans les contre la montre, fixe les tarifs et sait se relever pour offrir une victoire ». Pour un peu, PAUL FOURNEL se laisserait aller au lyrisme. Il a raison de se retenir.

 

 

A la fin de tout ça, ça me redonne envie d’assister au critérium de Tence (Haute-Loire), où le chéri de ces dames s’appelait FAYARD, et où le type au micro répétait à satiété : « Et le bureau des primmmmes est ttttoujours ouvert ! ». Les primes, c’était la pâtisserie CHAMBOUVET ou l’Hôtel GOUIT qui les fournissaient. On était à la campagne. Profonde. C’était l’époque où il y avait encore à Tence (Haute-Loire) le marché aux veaux, le mardi, sur le Chatiague. Et où c’était le vieux père DIGONNET qui les pesait, les veaux, en faisant d’extraordinaires grimaces inutiles, quand il avait l’œil sur les chiffres, et qu’il n’aimait pas les photos, le père DIGONNET.

 

 

C'était histoire de dire que moi aussi, j'ai des souvenirs d'enfance.

 


 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Commentaires

c'est aussi ça le cyclisme de compétition, des sacrés monstres, et dans le genre Anquetil a poussé l'exercice le plus loin de la normalité ... Je ne sais pas si j'aurais aimé être son copain, mais comme champion hors normes, il a dépassé tout le monde.
Pour paraphraser je ne sais plus qui " c'était un héros, mais pas un exemple"

Écrit par : Norbert Gabriel | jeudi, 05 juillet 2012

Paul Fournel, dans son Anquetil tout seul, écrit : "Son coup de pédale était un mensonge". Sous sa plume, c'est évidemment un hommage.

Écrit par : fred | vendredi, 06 juillet 2012

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