jeudi, 04 mai 2017
DÉLICE DE VIALATTE
Non, je n'ai pas assisté au match de la finale du championnat de France de boxe, hier soir à la télé. J'avais de la lecture. Je ne le regrette pas : il paraît que je n'ai pas manqué grand-chose.
LA RÈGLE DU CIRQUE (Le Spectacle du monde, décembre 1962)
« Le Français adore les bêtes fauves. Surtout les lions. Ses maisons en sont pleines. Plus particulièrement les maisons des médecins. Et même des chirurgiens-dentistes. Le lion fait sérieux, il intimide ; il révèle un standing élevé. L’un est couché sur la pendule, l’autre accroupi sur le presse-papiers. L’un dit l’heure, l’autre appuie sur une pile d’ordonnances. L’un est doré, l’autre est en bronze. Le premier bâille, le deuxième se fouette les flancs ; un troisième rugit sur un socle. Quelques autres, dans les vitrines, ne sont là que pour boucher les trous. Ils faisaient partie du lot quand le médecin l’a acquis, au moment de son installation. Au poids. Moins pour l’amour du lion que pour la respectabilité. Pour le prestige, pour l’autorité. Pour montrer que, même débutant, un jeune médecin sérieux a déjà tant de clients qu’il pourrait s’acheter tout un cirque. Que rien, au fond, ne l’empêcherait d’être Hagenbeck [Carl Hagenbeck, 1844-1913, propriétaire de cirque et d’un zoo]. De mettre un dolman à brandebourgs et de dresser des otaries. Avec un fouet. A New York, à Hambourg. Qui l’obligeait à soigner des otites ? Il pourrait faire monter sur des socles inclinés des phoques savants portant des lampes ; de grandes lampes à pétrole 1900 ; avec abat-jour crinoline ; tout allumées. Dresser des léopards. Faire parler des corbeaux, faire danser des girafes. Apprendre à compter à des rats. Mettre sa tête dans la gueule du tigre. Panser le panaris du puma. Conduire le buffle à l’abreuvoir. Nettoyer l’écurie du singe. La foule applaudirait, les enfants crieraient "bis", les militaires ne paieraient que demi-place. Voilà ce que disent les lions d’un jeune médecin sérieux.
Chez le dentiste, il tient compagnie pendant qu’on est assis dans un fauteuil Voltaire. La pièce est sombre, à cause du grand soleil qui a obligé à fermer les rideaux pour l’empêcher de faner les étoffes. Avec le lion sur la cheminée, on se sent moins seul. Quelquefois même, quand on, est sûr de n’être pas vu, on traverse la pièce sans faire craquer le plancher et on va le regarder de tout près. Quelquefois même, on le touche avec le bout du doigt, on suit les replis de sa crinière, et on retourne vite à sa place. Quand le doigt est resté bien propre, on en éprouve la meilleure impression : le dentiste s’impose de gros frais de nettoyage, car il faut beaucoup de temps et de peine pour soigner une crinière de lion ; il gagne donc beaucoup d’argent, par conséquent il a une immense clientèle ; une immense clientèle ne se fait pas toute seule : il a fallu qu’il la conquière de haute lutte sur ses confrères par sa concurrence acharnée, son grand savoir, sa supériorité technique et ses procédés déloyaux. Il est donc adroit comme un singe, et savant comme un dictionnaire : en un mot, il ne vous fera pas mal.
On voit par là toute l’importance du lion dans les professions libérales. Tel lion, tel homme. "Dis-moi le lion qui tu fréquentes, je te dirai qui t’arrache les dents".
Mais le Français n’aime pas seulement les fauves, il aussi l’homme-serpent. La preuve en est qu’il y a tout de suite un cercle autour de celui qui s’entraîne souvent à la piscine Deligny, modestement, sous l’escalier des lavabos, vêtu d’un slip imitation panthère. Ce n’est encore qu’un apprenti. Il fait déjà les plus belles choses du monde : il se mouche du talon droit, il se tambourine sur le crâne avec les cinq doigts du pied gauche, il écarte les jambes, promène son nez à terre, balance, comme un cheval qui encense, sa tête lourde de son cerveau, et frappe, saisi soudain d’un vertige d’enthousiasme, quatre fois le plancher du bout de son nez. Comme un pivert qui pique un arbre.
Tel est l’homme de Montaigne et de Dostoïevski. »
La chronique se poursuit trop longuement pour être citée ici dans son intégralité. C'est dommage, car Alexandre Vialatte parle ensuite de l'homme-serpent, de la piscine Deligny, disparue depuis corps et biens, du musée panoptique de M. Vesperbaum et plusieurs autres friandises.
La défunte piscine Deligny. J'y ai quelques souvenirs.
Je cite cependant quelques lignes qui précèdent la conclusion, où l'auteur exprime le sentiment que lui inspire l'actualité récente. Ne pas oublier qu'on est en décembre 1962, et que certaines plaies saignent encore. Vialatte parle de son pays :
« Mais on outrage ses consuls, on fait cuire ses harkis, on laisse assassiner devant lui avec interdiction de bouger (en vertu de quel juridisme ?!...) ceux qu'il avait juré de garder jusqu'à la mort, comme ils l'avaient gardé lui-même.
Ses maîtres lui parlent de grandeur (comme si la grandeur se parlait !) et lui promettent le bloc-évier, que sais-je ?, la poubelle à pédale ».
Dans le numéro d'avril 1962, Alexandre Vialatte était moins allusif. A suivre, peut-être.
09:00 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, alexandre vialatte, piscine deligny
Les commentaires sont fermés.