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dimanche, 25 août 2013

HENRI BOSCO : SABINUS 1

J’ai donc replongé voilà quelque temps dans les œuvres de Henri Bosco, auteur que j’avais délaissé depuis bien des années. J’ai remis la main sur les volumes oubliés. Ils m'attendaient sagement, bien alignés sur le rayon. Tous Gallimard, évidemment. Collection blanche, évidemment ! Quelques-uns même encore non coupés ! Qui sait encore aujourd’hui ce que furent des livres « non coupés » (comme on lit encore parfois dans les catalogues de ventes, pour signifier que l'ouvrage est en état d'impeccable virginité, puisque personne ne l'a lu, ce qui est censé promettre une plus-value : un livre non lu n'en acquiert que plus de valeur) ?

 

Aujourd’hui, où José Corti lui-même s’est résigné à rogner ses publications, aujourd’hui qu’on ne fabrique plus vraiment des livres, mais des parallélépipèdes consistant en rectangles de papier empilés et  tenant à une feuille de carton pliée, historiée de couleurs vives et de figures accrochantes par une vague couche de colle, feuille à laquelle ces parallélépipèdes consentent à adhérer si on ne les ouvre pas trop fort et trop grand, aujourd’hui, oui, on peut dire que le livre s’est mis au dégoût du jour, à l’image de la société, devenu, lui aussi, « de consommation ».

 

Pour bien des livres ainsi fabriqués, c’est les mettre à la torture, par exemple, que de prétendre les coucher à plat sur une table. La plupart ne le supportent d’ailleurs pas, et décident à cet instant de partir en morceaux pour punir leur bourreau. Chaque page, désormais détachable, décide de prendre l'autonomie à laquelle on lui a dit qu'elle avait droit. A vous de rattraper les morceaux et de les remettre à leur place, si c'est possible. Et de lire les pages dans l'ordre, si elles ont accepté d'y revenir. C'est ce qui m'est arrivé à la lecture du Faust complet édité en 2009 par Bartillat : pauvre Faust ! Il n'avait pas mérité ça. L'éditeur a-t-il le droit de mépriser à ce point ?

 

C’est un usage du livre que les coloniaux français d’Afrique avaient bien compris, c’est Bardamu qui le dit, dans Voyage au bout de la nuit. Ils ne se privent pas de les mettre en pièces lorsque les intestins se liquéfient et que le papier manque. Destin du « livre de poche », mais pas seulement lui : dites-moi quels éditeurs ont l’opiniâtreté de faire coudre les cahiers foliotés des livres qu’ils publient. Je vois encore José Corti, La Différence, Le Temps qu'il fait, quelques autres courageux … Ça ne fait pas beaucoup de monde.

 

Il paraît que ça coûte moins cher à fabriquer … Je n’en doute pas (quoique ...), mais quand même … Maudite soit l’époque où règne la dictature de la « réduction des coûts », dictature à laquelle n’échappe aucune parcelle de ce qui se nomma un jour le « travail humain ». L’humain lui-même n'échappe pas, pour dire où l’on en est arrivé. Tout ou presque est devenu jetable, à se débarrasser après usage. Mais attention : à condition que ce soit dans la bonne poubelle.

 

Ah ça, c’est sûr, notre époque dépense des trésors d’ingéniosité dès qu’il s’agit de la poubelle. Les bureaux d'études et les services de R & D (recherche et développement) rivalisent pour inventer les usages futurs de tous nos restes. On peut le dire : notre mode de vie a la poubelle innovante, l’ordure inventive, l'épluchure astucieuse et le détritus ingénieux ! C'est l'éruption de l'intelligence immondiçolâtre. La civilisation s’avance guillerette vers sa récupération, son propre recyclage : la déchetterie ultime ! Mais une question se pose : en quoi pourra-t-on recycler l’humanité proprement dite ?

 

A cet égard, Henri Bosco apparaît totalement inactuel. Sans doute pour ça qu’il demeure obstinément inaperçu. Qui lit encore Henri Bosco ? Ce n’est plus de la discrétion, ni même de la timidité. C’est de l’effacement de soi qui confine à l’abolition. Anachronique, je vous dis. Excepté dans le cercle pieux de quelques Vestales (l’Amitié Henri Bosco, le Marignan, 36 C avenue Paul Arène, 06000, Nice), peut-être vieillissantes, qui entretiennent la flamme avec le même amour dont l’auteur a fait le foyer central de ses œuvres.

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AU CHÂTEAU DE LOURMARIN

(CARTE EDITEE PAR "L'AMITIÉ HENRI BOSCO", PHOTO J.-P. BAREA)

C’est donc dans cette sorte de grenier des existences désuètes que je suis allé remettre mon nez.  J’ai ouvert Sabinus. L’année de publication (1957) explique le papier jauni. Eh bien Sabinus ne correspond en rien aux quelques commentaires et notations dont j’ai accompagné ici la lecture de Tante Martine et d’Un Rameau de la nuit, qui sont des livres tournés vers l’intérieur (en même temps qu'ouverts sur les infinis), et qui rendent compte de l’expérience pleinement subjective d’un enfant (Pascalet) et d’un narrateur adulte (Frédéric Meyrel) au contact du monde qui les entoure.

 

Pour le coup, j’ai presque eu l’impression coupable de me laisser aller à un roman qui se contente de raconter une histoire. Presque une littérature de divertissement, comme je m’y adonne parfois, dans mes instants de faiblesse, tout vergogneux et déjà repentant du péché de flemmingite aiguë dont je fus, de très bonne heure, accusé de la tare, parce que j'avais le tort, au lieu de partir pour l'école, de contempler, dans le bol de mon petit déjeuner, la surface enchantée des boissons enfantines, où avaient le tort de se refléter, en nuées insaisissables, les ondulations de maintes hanches féminines dont j'avais déjà le tort d'emplir mes rêveries.

 

C’est vrai qu’aujourd’hui, les gens ont développé de curieux symptômes d’addiction : ils ne peuvent plus se passer de se faire raconter des histoires. Rudimentaires le plus souvent. Leur raconter des histoires est même devenu un moyen de les gouverner. Cela s’appelle « storytelling » (sommes-nous vraiment tous américains, ou pas, monsieur Jean-Marie Colombani ? voir le célèbre n° du Monde après le 11 septembre 2001). Inutile de dire que je tiens cette production industrielle et anesthésiante en piètre estime. Et pourtant ... Je renonce à la digression qui s’offre pour rester un peu sérieux sur mon sujet.

 

Sabinus raconte donc une histoire, une vraie. Une histoire dont l'essentiel se déroule, non pas dans les tréfonds de l'âme tourmentée d'un narrateur inquiet, mais dans l'espace extérieur et objectif. Même si l'auteur ne se prive pas de faire des incursions dans l'esprit de ses personnages. Pour une fois, le lecteur est placé en observateur extérieur. C'est évidemment à la vertu du récit à la troisième personne qu'il le doit.

 

L’action se passe à Pierrelousse, petite ville provençale de 3000 habitants environ, qui entre en effervescence quand la vaste propriété déserte des Bruissane, vieille famille, se prépare à accueillir la dernière héritière du sang et du nom : Christine. L’important n’est pas qu’elle soit âgée de huit ans, mais qu’elle soit accompagnée de son grand-père. Car c’est lui qui donne son titre au livre. Avec raison : c'est lui le centre. Cela donne un livre bizarrement solaire, bien que l'action soit le plus souvent nocturne. Chez Henri Bosco, l'important se passe toujours la nuit.

 

Sabinus est un retraité. Un retraité un peu inhabituel : fut-il pirate ou corsaire ? C’est tantôt l’un, tantôt l’autre. A coup sûr un personnage sulfureux, qui a bourlingué sur toutes les mers, bien souvent tutoyé le diable, et qui commence par indisposer la bonne société de Pierrelousse. La retraite qu’il touche est confortable. Il a en effet amassé (comment ?) une fortune colossale qui lui permet de vivre en grand seigneur.

 

Mais il n’a rien perdu d’un caractère entier, volontiers violent, et qui ne s’embarrasse pas de procédures ou de louvoiement quand il s’agit de régler un problème. Il est servi pour cela par un physique aussi colossal que sa fortune. Et ce qui ajoute encore à la « couleur locale », c’est le pilon de bois qui lui sert de jambe droite. Bref, ça démarre comme un roman d’aventure. Ou plutôt : c'est l'aventure qui fait irruption dans la vie somnolente et confortable de Pierrelousse.

 

Christine est une Bruissane, Sabinus un Balesta. Christine est le fruit de l'union des deux noms, mais ses parents ont disparu dans un naufrage. 

 

Passons sur la différence entre les Balesta de la terre (portés à l’attendrissement, sentiment si cher à Henri Bosco qu’il y revient dans presque toutes ses œuvres, même si on n’a pas une idée très précise de la chose qu’il dissimule sous le mot : c’est au moins un attendrissement qui, loin de partir dans toutes les directions, ne s’applique qu’en des lieux et des circonstances bien précis) et les Balesta de la mer (davantage portés à la flibuste et à l’abordage de front, même si ça n’empêche pas les sentiments).

 

Toujours est-il que, dans ce récit, le narrateur n’apparaît que très rarement à la 1ère personne : c'est le dernier vivant de la lignée Balesta. Péché véniel et habileté de romancier, puisque cela donne un témoin à toute l’histoire qui, dès lors, devient plus véridique. On pourrait dire aussi que le romancier Henri Bosco a du mal à se passer du « je » de narration, qui pourrait apparaître comme une facilité. Mais à bien y regarder, ce n’est jamais si facile.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

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