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samedi, 24 août 2013

BOSCO : UN RAMEAU DE LA NUIT

Je disais donc qu'on parle peu, dans Un Rameau de la nuit.

 

C’est presque vrai, car il y a des exceptions : il y a Drot, qui expose à Meyrel quelques données à propos de l’Altaïr et de son commandant, Alleluia, marin au long cours (mais la servante laisse entendre au narrateur qu'il lui cache bien des choses) ; il y a Pellichat et Challemol, deux commères malveillantes et bavardes qui, une fois parties de chez Mme Millichel, propriétaire de Grangeon, vont lui apporter quelques lumières sur le mystère qui pèse sur Loselée et tous ceux qui ont à faire avec. Il y a enfin le curé Bourguel, qui sait à peu près tout, mais n’en délivrera que le strict nécessaire. Trop peu. Chez Bosco, il n'y a pas de « transparence », tout juste un peu de translucidité. Les gens sont opaques. Mais ils sont capables de laisser passer la lumière. Seulement quand c'est nécessaire.

 

En dehors des exceptions, on dirait que les gens laissent échapper quelques mots, parfois, mais comme à regret, comme s’ils ne pouvaient faire autrement. Un poids d’inexorable pèse en effet sur Loselée, sur Fontanelle, sur Géneval tout entier. Et sur Frédéric Meyrel en particulier. 

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LA CHAMBRE DE TRAVAIL DE BOSCO DANS LE "BASTIDON" DE LOURMARIN

(CARTE EDITEE PAR "L'AMITIE HENRI BOSCO", PHOTO J.-P. BAREA)

Il a beau dire à Drot : « Je ne suis que moi-même » (p. 129), il est, par la force des choses et des lieux, envahi par un fantôme encombrant : l’ombre de Bernard, l’ancien maître des lieux, auquel l’identifient dans un premier temps ceux qui l’ont connu. Il finit pas ne plus très bien savoir qui il est : doit-il endosser le personnage ? Mais ensuite, ils ont tous l’air de se rétracter. Frédéric Meyrel n’a rien de commun avec lui. Les yeux, peut-être.

 

En plus de littéralement magnétiser les oiseaux, Bernard avait tous les dons. On ne saura pas bien lesquels, mais en lui vivaient des puissances mystérieuses. De toute façon, il est mort depuis environ vingt ans. Enfin, c’est ce que tout le monde dit. C’est depuis ce moment que les oiseaux ne viennent plus à Loselée (le choix du nom ne doit évidemment rien au hasard), ce que note d’ailleurs le narrateur le soir de son installation.

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LE "BASTIDON" DE HENRI BOSCO A LOURMARIN

(PHOTO J.-P. BAREA)

Et pourtant, curieusement, après quelque temps, les oiseaux commencent à revenir. Peut-être qu’après tout, Frédéric … Bernard … Allez savoir. Quelques-uns d’abord, puis des milliers. Et bientôt, tout le monde dans le pays sait que les oiseaux sont revenus. Même Clotilde de Queyrande, nièce et héritière de Bernard, revient occuper un soir la maison de Fontanelle.

 

Frédéric Meyrel est-il seulement lui-même ? Ou alors porte-t-il en lui quelque chose de fantomatique appartenant à ce Bernard, auquel, malgré lui, il fait penser ceux qui l’ont connu ? Marcellin, le neveu de Rose Manet, qui l’appelait auparavant « monsieur Frédéric », se met à ne plus le reconnaître à partir du jour où il est alité avec de la fièvre. Tout se passe comme s’il y avait dédoublement du narrateur. Lui-même finit par se poser la question. Mus, le jardinier bizarre, oscille entre la reconnaissance et le rejet.

 

Le sommet de l’hésitation est atteint quand Clotilde de Queyrande se met à chercher Bernard sous l’écorce de Frédéric Meyrel. Tous deux ont des sortes de débats à trois personnages, où Frédéric est tantôt lui-même, tantôt l’autre, dans un étrange ballet de possession, peut-être diabolique. Frédéric est à la fois l’obstacle qui empêche Clotilde de rejoindre Bernard et le lieu obligatoire de son passage vers ce grand amour perdu.

 

Être soi-même et un autre : Henri Bosco pousse le pari jusqu’au bout. Il faut avouer que c’est assez culotté, finalement, d’essayer de faire vivre ce qui n’est, après tout, qu’une forme de folie. Qui porte un nom bien connu : schizophrénie (l'expression à la mode est : « troubles bipolaires » ; on admettra : « dédoublement de la personnalité », au diable les varices). Le lecteur n’est pas obligé de marcher dans la combine, mais salue quand même l’exploit littéraire.

 

Il est anecdotique ensuite de savoir que le Bernard en question était l’oncle de Clotilde, et que celle-ci, alors âgée de treize ans, s’est éprise pour lui d’un amour absolu, qui a causé grand scandale dans la contrée.  Anecdotique de savoir que Mus le jardinier communique avec le mort en écoutant au moyen d’un roseau ce que lui dit le reflet de Bernard qui monte de la pièce d’eau. Anecdotique de savoir que Valérie, la servante muette, finira par devenir folle. Anecdotique encore de savoir que Frédéric Meyrel, ayant fracturé le coffre menaçant, en apprendra un peu plus sur le mystérieux Bernard dans un gros cahier auquel celui-ci s’est longuement confié.

 

Il est moins anecdotique d’apprendre que le petit Marcellin finira par succomber à la fièvre mystérieuse contre laquelle le médecin, dès le début, a fait aveu d’impuissance. Est-il mort du fait que Frédéric a été incapable de démêler l’écheveau d’énigmes dont son âme fut le théâtre ? Le curé Bourguel ne le suit pas de loin dans la mort.

 

Que me reste-t-il, à l’arrivée, de cette lecture ? J’avoue que je suis resté extérieur aux dialogues de Frédéric et Clotilde. L’amour qui pourrait les lier échoue, faute de savoir, en fin de compte, à qui s’adresse le sentiment éprouvé par la femme. Mais la question posée va droit au cœur du problème de l’amour : qui aime-t-on quand on est amoureux ? Combien sommes-nous, à l'intérieur de nous-même ? Est-on capable de le savoir ? Eternelles questions.

 

Ce qui me touche, dans ce livre, ce sont les particularités géographiques et topographiques du cadre dans lequel elles sont posées. Quel souffle puissant habite les descriptions des bois et des frondaisons traversées de nuit ! Dans les considérations sur l’état du ciel nocturne (tiens, c’est drôle, Bosco porte autant d’attention aux constellations que Hermann Broch dans Le Tentateur ou La Mort de Virgile).

 

Quelle ampleur dans les dimensions ! Henri Bosco, grand maître de l'ambiance, parvient ici à nous faire traverser un improbable paysage d’états d’âme, des états d’âme qui se meuvent sans cesse de l’un à l’autre, dont le lecteur, obligé de les suivre dans leurs hésitations, leurs mues et leurs ambiguïtés, ressent la force et qu’il devine plutôt qu’il ne les perçoit.

 

Les personnages, en effet, non plus que les choses ne donnent lieu à des descriptions en bonne et due forme, façon Balzac ou Zola. L’auteur laisse davantage pressentir par quelle force intérieure ils sont animés, qu’il ne tient à ce qu’on puisse, à partir de ce qu’il en dit, en faire un portrait fidèle et ressemblant.

 

Au-dedans des êtres et des plantes (et même des pierres) court une vie secrète et palpitante dont il s’agit de repérer les signes, et qu’il s’agit d’éprouver. Parfois jusque dans sa violence : lorsqu’il surprend le jardinier en train de « communiquer » avec le mort, Frédéric Meyrel doit se battre avec Mus pour l’empêcher de lui fracasser le crâne à coups de hache.

 

Laissé pour mort, le jardinier s’en tirera avec une simple épaule démise. La leçon de tout ça, si je veux rester prosaïque (ce que n’aimerait pas Bosco, sans doute), c’est qu’il faut s’attendre à tout. Être prêt à tout. La garantie, pour se maintenir dans cet état de vigilance aiguë, c’est une vie intérieure intense, à laquelle il est vital de porter l'attention suffisante.

 

Henri Bosco est vraiment un grand romancier. Et Un Rameau de la nuit est un grand roman.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

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