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samedi, 22 juin 2013

PARLONS DE PHILIPPE MURAY

 

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BERGER, PAR AUGUST SANDER

 

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Parlant récemment de Philippe Muray (sur Le Portatif), j’avouais avoir reculé devant les cumulo-nimbus, proliférant et champignonnant à la façon des mycicultures du comte de Champignac, de son livre Le 19ème siècle à travers les âges

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GRÂCE AUX CHAMPIGNONS DE CHAMPIGNAC, LA FUSEE DE ZORGLUB A PRIS LE GROS VENTRE. MAIS GARE EN DESSOUS A CE DONT ELLE ACCOUCHE !

Eh bien bonne nouvelle : surmontant l’horripilation que me procure toute complaisance exagérée dans la recherche et l’accumulation baroquisantes de formules brillantes, et n’écoutant que mon vif désir de savoir une fois pour toutes de quoi ce bouquin retournait, j’ai braqué mon monoplan monomoteur personnel sur ce chou-fleur atomique et n’ai pas hésité à plonger en apnée prolongée au cœur du nuage. J’en suis sorti intact et j’ai repris mon souffle. Comme dit le dentiste nazi à Dustin Hoffman dans Marathon man : « Vous verrez, c’est sans danger » (mauvaise traduction, mais que je préfère au célèbre : « Is it safe ? » original). 

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Moralité : des bouquins comme le bouquin de Philippe Muray, je vais vous dire, il n'y en a pas beaucoup qui tiennent la route comme ça. Même s'il faut le mériter. Alors de quoi elles causent, les presque 700 pages (en plus, c'est écrit tout petit) du 19ème siècle à travers les âges ? D'abord, bravo pour le titre, cher maître ! Passons. J’ai envie de commencer par l’avant-dernier « chapitre » du bouquin, en précisant que ce que j’appelle « chapitres », Muray se contente de les numéroter, le découpage consistant en deux « Livres », chacun divisé en quelques grands « Chapitres ». J’espère que vous suivez.

 

Dans le maniaque du découpage en divisions, subdivisions et diverticules, de toute façon, Philippe Muray n'aurait jamais surpassé l’insurpassable en la matière : j’ai nommé Le Capital, de Karl Marx. Donc je commence par le n°4 du chapitre III du livre II : l’avant-dernier « moment », si vous voulez, c'est-à-dire les 15 pages intitulées « Les avocats du diable ».

 

Je le fais parce que ça tombe bien, car j’ai consacré ici même, à partir du 20 avril, une série de billets laborieux à laquelle j’avais donné le titre : « Que faire avec le Mal ? », et que Philippe Muray propose, bien mieux que je n’eusse jamais su le faire, ses hypothèses au sujet de la curieuse disparition du Mal de la surface de la Terre, répondant à sa façon (péremptoire) à la question que je posais.

 

Selon lui, le 19ème siècle est le siècle de la « réhabilitation de Satan », ou plutôt (mais c’est la même chose), de la transformation du Mal en Bien. La toile de fond de cette révolution est l’effort gigantesque déployé tout au long du siècle – et depuis 1789 et l’instauration des « Lumières » – pour liquider purement et simplement le christianisme en général et l’Eglise catholique en particulier.

 

C’est logique, si on y réfléchit : le « et libera nos a malo » du Pater Noster, la confession, le péché originel, tous les pécheurs, tout ça n’existe que si l’Eglise existe en tant qu’autorité universelle. Que si les gens admettent qu’ils commettent des péchés et que l’homme en robe noire, derrière sa grille, est en mesure de vous délivrer par l’absolution. Mais le mot « péché » a été tellement rayé du vocabulaire et de l'existence qu'on se demande même si ça a existé un jour.

 

Du temps que c'était vrai, les gens ressortaient du confessionnal plus légers, l’âme repassée au blanc amidonné, immaculée, vouée au Bien. La culpabilité avait été effacée. Mais il faut bien dire que ça marche tant que ça marche. Je peux dire que je ne ressortais pas plus léger de l'église Saint-Polycarpe et du confessionnal du père Béal ou du père Voyant. Au contraire.

 

C'est peut-être ce qui m'a rendu soupçonneux, puis lointain, puis carrément étranger. Un jour, à 17 ans, en comptant les tuyaux de l'orgue (91 en façade), j'ai compris que désormais, je ne parlais plus la langue, et que je ne la comprenais plus. Si j'avais été serpent, j'aurais dit que l'Eglise, la religion et la foi gisaient derrière moi comme la peau sèche des mues ophidiennes. 

 

Qui lui voulait tout ce mal, à l’Eglise catholique ? Eh bien si on fait le total, ça fait pas mal de gens. Pour résumer, tout ce que le siècle a pu produire en matière de francs-maçons, d’illuminés, de socialistes, de communistes, d’occultistes, d’athées, etc. En bref, la marée montante de tous les insupportables qui voulurent coûte que coûte faire le bonheur de l’humanité, qui désirèrent qu’elle s’élevât d’un pas unanime et synchrone vers des lendemains qui chantassent et vers la totalité de la lumière possible.

 

Pour ça, rien de plus urgent que de débarrasser l’humanité du poids du péché, donc de tout ce qui va avec : tout ce qui portait soutane. L’Enfer, dans cette perspective, est  juste considéré comme une saloperie faite aux hommes, l’invention par le clergé d'une culpabilité générale, moyen irremplaçable de s’assurer sur eux un pouvoir sans limite. Heureusement, cet Autel est désormais renversé, de même qu’a été renversé le Trône des despotes qui ont régné sur la France. C'est vrai (soit dit entre nous) que c'est périmé, le Trône et l'Autel. Un variante de "le sabre et le goupillon", à la rigueur. Fini.

 

Les ennemis de l’Eglise, c’est-à-dire les promoteurs de l’avènement du Peuple sur la grande scène de la grande Histoire, soutiennent que le bonheur de l’humanité trouvera sa source dans l’humanité elle-même, seule « transcendance » que l’homme trouve au-dessus de lui. Muray cite Flaubert (p. 587) : « C’est une chose curieuse comme l’humanité, à mesure qu’elle se fait autolâtre, se fait stupide. Ô socialistes, c’est là votre ulcère ; l’idéal vous manque ».

 

Notez "autolâtre" : adoratrice d'elle-même. Ce qui veut dire : je ne tire mes forces de nulle part ailleurs que de moi. Car Flaubert, et plus encore Baudelaire, selon Philippe Muray, restent seuls lucides sur le fond de l’affaire. L'humanité (h min), avec le Progrès Technique et la Science, devient l'Humanité (H Maj), c'est-à-dire autosuffisante. Et surtout autarcique. « Quelle folie ! », disent dans leur barbe absente l'auteur de Madame Bovary et l'auteur des Fleurs du Mal (d'ailleurs deux procès pénaux marquants).

 

L’hypothèse de Muray est d’une grande force, et il ne cessera d’y confronter le réel de son temps, dans L’Empire du Bien et autres Exorcismes spirituels, qui ont suivi. La réhabilitation de Satan, le retournement du Mal en Bien reflètent la pensée utopique de tous ceux qui font des projets globaux pour résoudre les problèmes de l’humanité, et Muray ne se fait pas faute de voir dans les deux grands totalitarismes du 20ème siècle l’aboutissement logique, presque mécanique, de cette lame de fond, née au 18ème siècle, qui a submergé les esprits au 19ème, et qui a failli emporter la planète au 20ème. Dans quel état cette lame de fond a-t-elle laissé le siècle ?

 

Avoir été capable de voir ça et mettre tout noir sur blanc, même si le livre a des côtés agaçants, il fallait vraiment avoir l’envergure. Philippe Muray a cette envergure. Il est donc normal que ce soit lui qui s’y colle. Et de quelle haute manière ! Réactionnaire, Philippe Muray ? Non mais vous voulez rire !

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

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