jeudi, 17 mai 2018
SOUVENIR MUSICAL
D'abord la photo-souvenir.
Ça se passait à Lyon en 2009, dans une salle de concert bien connue, une salle qui au surplus me rappelle le souvenir de ma chère tante Marie-Thérèse. Elle qui était presque sans ressources économisait chaque année ce qu'il fallait pour pouvoir assister à quelques concerts produits par la Société de Musique de Chambre de Lyon, et j'avais le grand plaisir, certains soirs, de lui taper sur l'épaule ou de lui glisser un « Bonsoir ! » en passant, avant de lui « taper la miaille », comme on ne dit plus par chez nous. Cette femme qui a eu une vie pleine d'épreuves douloureuses était la bonté même, et avait, avec la religion (elle était infiniment pieuse), une autre folie : la musique. En 2009, elle n'était déjà plus parmi nous depuis de nombreuses années, mais ça ne fait rien, chaque fois que j'entre dans cette salle, je ne peux m'empêcher d'avoir une pensée pour elle, pour son regard, pour son sourire.
Que se passait-il donc là, en 2009 ? Un événement rarissime sous nos latitude (nord 45,75) et longitude (est 4,85) : l'intégrale des quatuors du grand Ludwig. Beethoven, quand on compulse le catalogue de ses œuvres, n'a finalement pas beaucoup écrit (135 numéros d'opus, mais il est vrai que les WoO sont légion. Werke ohne Opus, ça veut dire : œuvres sans numéro d'opus. Bach arrive à peu près à 1000, et Telemann autour de 1300). De plus, tout ce qu'il a écrit n'atteint pas des sommets : je me rappelle avoir chanté dans les chœurs pour Christus am Ölberg (Le Christ au mont des oliviers) sans y éprouver d'impressions extrêmes (comment on dit, déjà ? Ah oui : litote). Et Beethoven a fait pire que ça. Eh oui, Beethoven a ses faiblesses. Cela n'empêche pas que l'adagio de l'opus 18 n°1 est déjà un chef d'œuvre. Et des adagios qui atteignent les sommets, j'en connais heureusement plusieurs, à commencer par l'opus 106 (c'est une sonate, la n°29) et par l'opus 132 (c'est un quatuor, le n°15). Le dernier Beethoven (titre exact d'un livre intéressant de Rémy Stricker paru chez Gallimard en 2001) est celui qui me touche le plus. Non : m'atteint, me traverse, me terrasse.
L'adagio de l'opus 106, je l'ai découvert par temps d'insomnie : me trouvant bien éveillé vers deux heures du matin (ça remonte à des temps pour moi préhistoriques), j'ai appuyé sur le bouton du transistor, et j'ai attendu que la personne préposée, à la fin du morceau, "désannonce" (comme on dit). Eh bien "j'ai attendu, attendu, elle n'est jamais venue" (Joë Dassin), la désannonce. J'exagère, elle a fini par venir, mais après de tels redémarrages, qui allaient avec les changements de tonalité, j'ai vu mon insomnie, suspendue entre deux mondes, se prolonger et durer délicieusement, comme les choses se passent quand on attend l'être aimé. Car dans sa lenteur, l'adagio de l'opus 106 ne cesse de promettre et de surprendre : la suite arrive où on ne l'attend pas. Une merveille de plénitude, un absolu. Cet adagio miraculeux tient des promesses qu'il n'a pas faites !!
L'adagio de l'opus 132, en fait, je le connaissais depuis très longtemps. Et je le connaissais déjà par cœur. Et puis un jour, il s'est passé que je l'ai entendu. Je veux dire que sa substance de vie organique est parvenue non seulement à mon oreille, mais à mon être tout entier. Tout à coup m'est apparue la « ténébreuse et profonde unité » des quatre mouvements (certains font du récitatif opératique qui précède le dernier mouvement un mouvement à part entière, mais franchement, vingt-cinq mesures, est-ce bien sérieux ?). Cet adagio – c'était un jour ensoleillé – « m'est entré dans le cœur et n'en sortirait plus pour toute une fortune » (tonton Georges, bien sûr). Au point que je me suis dit qu'au moment où je l'entendais, je rentrais chez moi. Impression inoubliable.
Tout ça pour dire que l'intégrale des quatuors, à Lyon, non, ça ne peut pas se louper. J'ai pris l'abonnement aux six concerts (un prix d'ami, je me suis dit, c'était cher, mais), en même temps que mon pote F. Rares sont ceux qui ont pleine conscience de ce que signifie l'expression "Intégrale des Quatuors de Beethoven". J'étais assis juste à côté de Jean-Frédéric Schmitt, grand luthier lyonnais, initiateur mémorable des "Musicades" (aujourd'hui défuntes, comme lui, hélas), qui organisait l'événement, d'après ce que j'entendais dire.
Alors le souvenir, maintenant ? C'est un souvenir très concret, qui figure en photo comme introduction à ce billet : six carreaux de faïence à décor bleu, dont un ébréché dans un angle. Le cycle des concerts s'étalait en effet sur deux fois trois soirées séparées par une pause. Je ne sais pas ce qui m'a donné l'idée, lorsque je rendais visite aux toilettes à l'entracte. L'état du carrelage mural sans doute, dont beaucoup d'éléments tenaient encore par l'opération du saint esprit. Il m'a suffi, à chacun des six entractes, de prélever (rien n'était plus facile, quoique le dernier ne se soit pas laissé faire comme ça) un carreau, au dos duquel j'inscrivais ensuite au crayon le programme de la soirée.
Je garde cependant un regret, car les seize quatuors de Beethoven ont été écrit selon une chronologie précise, au moins pour les neuf premiers : le bloc des six premiers (op.18), sans doute pour faire comme ses prédécesseurs Haydn et Mozart, puis les trois commandés par le comte Razoumovski (op.59). Ensuite, c'est vrai, chacun des sept derniers quatuors est beaucoup plus nettement individué, comme si Beethoven avait voulu, à partir du dixième (op.74), façonner des personnes à part entière, avec caractère propre et identifiables par leurs traits distinctifs. Tout ça pour dire qu'on ne peut pas considérer comme une circonstance annexe l'ordre dans lequel se sont présentés les quatuors sous la plume du compositeur. Or le quatuor Auryn, sans doute pour équilibrer la "durée relative" de chaque concert, a bouleversé la chronologie.
Mais foin des regrets ! Non, si j'ai laissé en plein milieu de la photo une brèche capable de défigurer l'ensemble, c'est à cause du public. Je m'explique : comment, messieurs-dames, vous assistez à un événement rarissime – la présentation en bloc d'un extraordinaire monument de la musique –, et une fois le concert terminé, vous tapez dans les mains en cadence parce que ça ne vous suffit pas ? Vous en voulez encore ? Mais qu'est-ce qu'il vous faut ? Non, je n'ai pas compris que vous exigiez des "bis". On vous donne l'intégrale des quatuors de Beethoven, et vous êtes contents que, par faiblesse, bonté d'âme ou soumission à une convention, Auryn vous offre en plus un extrait de Haydn. Beethoven ne vous suffit pas ? Je n'ai rien contre les quatuors de Haydn (qui en a écrit soixante-huit !), mais j'aurais préféré pouvoir quitter la salle avec dans l'oreille les sonorités beethovéniennes. Le public ? Des enfants gâtés.
Bon, on me traitera peut-être de puriste, d'intégriste, d'idéaliste ou de tout ce qu'on veut. Et alors ?
09:00 Publié dans MUSIQUE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, photographie, beethoven, quatuors beethoven, société de musique de chambre de lyon, christus am ölberg, le christ au mont des oliviers, adagio sonate opus 106, adagio quatuor opus 132, jean-frédéric schmitt, lyon musicades, quatuors haydn, quatuors mozart, razoumovski, quatuor auryn, lyon, salle molière lyon
jeudi, 15 septembre 2016
UNE FAMILLE S'EST ÉTEINTE
Léon Paliard, médecin, a épousé Marie-Thérèse Amblard en 1922.
Il est mort en 1924, peut-être d'une crise cardiaque (antécédents familiaux). Leur fils Jacques, né en 1923, a donc été élevé par sa mère, longtemps aidée de sa propre mère, madame Amblard. Elle ne s'est jamais remariée, se consacrant entièrement à Jacques.
Jacques avec sa grand-mère et une personne non identifiée.
Jacques, fils unique, s'est engagé dans la résistance (maquis de Beaubery, en Saône-et-Loire), bientôt nommé "bataillon du Charollais" quand il fut incorporé dans l'armée du général de Lattre.
Il fut tué non loin de Bourbach-le-bas (Haut-Rhin), âgé de 21 ans, dans les combats des 7 et 8 décembre 1944. La lignée familiale s'est donc interrompue, faute de descendance.
Marie-Thérèse a ensuite vécu toute seule, tout petitement, de travaux de couture, puis du "minimum vieillesse". Elle aimait la musique et ne manquait aucun concert donné salle Molière par la Société de Musique de Chambre de Lyon. C'était sa seule et unique distraction. Elle avait une vraie préférence pour les Sonates de Mozart, et écoutait régulièrement l'un ou l'autre disque de leur intégrale Erato (enregistrée au Japon en 1974) par Maria João Pires, qu'elle possédait. Elle en avait même travaillé plusieurs, si j'en juge par les annotations qu'elle a laissées sur le livret accompagnant le coffret.
Il est vrai que les disques (vinyle) qu'elle écoutait encore dans son grand âge sur son électrophone ont tous une caractéristique qui leur est propre : le début de chaque face est rayé de façon parfois criante par le saphir du bras qu'elle y posait sans voir tout à fait ce qu'elle faisait. Je ne lui en veux pas, vous pensez bien : chaque fois que la musique heurte un caillou du chemin, je me dis qu'elle est comme griffée par les ronces de l'existence qui fut la sienne, jalonnée d'épreuves terribles. Alors son beau visage aimable, souriant, ridé comme une pomme en février, m'apparaît.
De la Bible, elle revenait sans cesse à un passage, qui est la grande consolation de ceux qui n'ont rien excepté la foi, et qu'on trouve dans l'évangile de Matthieu (Mt 5, 3-12), connue sous le titre de "Sermon sur la montagne", également appelé "Les béatitudes", qu'elle avait cochée d'une croix au crayon dans son exemplaire de la traduction de Louis Segond, mais qu'elle avait marquée à l'encre et au crayon, de sa main, dans le gros volume du chanoine Crampon, qu'elle préférait. J'ai tendance, moi l'endurci mécréant indécrottable, à croire que ces "Béatitudes" lui ont toujours servi de guide. Respect. Silence. Rien à dire.
Marie-Thérèse Paliard fut une délicieuse, une merveilleuse vieille dame pleine d'amour et de bonté.
Heureux les cœurs purs, car ils porteront témoignage !
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : léon paliard, marie-thérèse paliard, jacques paliard, maquis de beaubery, bataillon du charollais, général de lattre de tassigny, résistance 1939-1945, bourbach-le-bas, société de musique de chambre de lyon, lyon, maria joao pires, sonates de mozart, bible louis segond, bible chanoine crampon, sermon sur la montagne, les béatitudes, musique