vendredi, 19 juillet 2019
VIALATTE ET LA MUSIQUE CONTEMPORAINE
Ce que c'est que le hasard, quand même. J'écrivais il n'y a pas longtemps (30 juin) un billet sur la musique contemporaine dans son rapport avec le siècle qui l'a vu naître. Et puis voilà-t-il pas que je tombe sur un article d'Alexandre Vialatte traitant du même sujet. Pas besoin, n'est-ce pas, de vanter le talent supérieur du maître pour emballer le sujet dans un papier aussi chamarré que cinglant, et énoncer quelques vérités de bon sens dans un domaine où le commentateur moderne préfère s'enivrer de mots, de phrases et de formules aussi abstraits et savants qu'amphigouriques (« on l'a successivement traité par la ruse et le vocabulaire », dit très justement Vialatte).
Les discours sur l'art d'aujourd'hui (musique, peinture, etc.) ont tellement tendance à s'enrober d'une écœurante gélatine conceptuelle puisée dans les usines à produire de l'intelligence et du savoir en conserve qu'on est tout étonné de lire, sous la plume de Vialatte, que « le bruit est resté lui-même, avec aggravation ». Non, le bruit n'est pas devenu musical : il est resté lui-même. Il ne pouvait pas faire autrement. Marcel Duchamp et Pierre Schaeffer – les premiers très grands paresseux de l'art moderne (Andy Warhol aussi, qui déclarait : "J'aimerais bien peindre, mais c'est trop difficile".) – ont beau dire : il ne suffit pas de nommer n'importe quel objet "œuvre d'art" ("ready made" chers à Duchamp) ou n'importe quel bruit "musique" ("objets musicaux" chers à Schaeffer) pour faire de l'art ou de la musique. Depuis ces individus, il ne s'agit plus de se rendre maître d'une technique mise au service de visions personnelles, il s'agit d'avoir des idées vendables.
Dans l'univers sonore, les êtres s'inscrivent dans une hiérarchie : tout en bas de l'échelle, il y a les bruits, provoqués par la matière brute et les événements naturels ou les actions humaines. Au-dessus se trouvent les sons émis par les êtres vivants, le langage, les aboiements, les meuglements, les roucoulements (ça, c'est pour faire plaisir aux anti-spécistes). Au sommet se trouve la musique, qui met de l'ordre dans les sons pour le plaisir des hommes. Et au sommet de la musique, il y a la mélodie. Dire qu'un bruit est de la musique, c'est juste une imposture.
Ce texte est réconfortant. Il me confirme dans mon idée : il est parfaitement logique que, dans un siècle de moins en moins fait pour l'homme, la musique (je parle de la "grande") ait oublié qu'elle aussi était faite pour l'homme. Je ne sors pas de là : il n'y a pas de bruits dans la musique (mais des instruments exclusivement réservés à l'usage musical), il n'y a pas de musique sans mélodie, il n'y a pas de mélodie sans visage humain. Je me demande si le texte qui suit n'est pas venu à Vialatte après l'audition de Déserts d'Edgar Varèse (voir ci-dessous l'allusion au "tambour à cordes").
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La vie doit-elle être un film muet ?
On a passé au Conservatoire, le mois dernier, le concours de cloche de vache. Ce tintement rustique s’est ajouté aux vacarmes de la cité. Mais la cloche de vache n’est pas un instrument qui puisse se suffire à lui-même : on n’en joue qu’avec le tam-tam, le gong, la cloche classique et le tambour de basque, deux grosses caisses à pédales, une caisse claire à deux tons, la cymbale suspendue, le triangle et les castagnettes. Et ce n’est là que la batterie ! Elle s’emploie avec cinq timbales, un xylophone à cinq octaves et le vibraphone électrique. Et ce n’est là que ce qu’on a demandé au concours du Conservatoire. Le même homme, dans la pratique, ajoute à tous ces instruments le temple-bloc, le tambour militaire, le tambour chinois, la cymbale à pédale, les bongos, le tambour à cordes (avec lequel on imite le lion), le wood-bloc, la crécelle, le fouet. Il n’y manque que le bloc-évier, l’arrache-noyaux à charnière et la machine à décerveler. Qu’on imagine seulement quinze musiciens s’entraînant à ces fêtes peaux-rouges dans un hôtel pour personnes nerveuses entre minuit et deux heures du matin ! Qu’on songe qu’il y a des phobiques qui ne supportent pas le tam-tam, des déprimés qu’agace la cloche de vache et des maniaques qui sont indisposés par le rugissement du lion.
Voilà pourtant où nous en sommes : la civilisation du bruit.
Arts a jeté les hauts cris, il y a quelques années. Des remèdes ont été tentés. Michel Magne a failli sauver la situation : il avait inventé la « musique inaudible » pour travailler les nerfs sans bruit. Malheureusement, elle ne va pas sans harmoniques. Et les harmoniques de la musique qui ne s’entend pas font un vacarme épouvantable. Pour bien entendre le silence de cette musique, il faut que l’oreille aille le chercher sous une telle épaisseur de fracas que beaucoup de vaillants se sont découragés (aussi a-t-il inventé cette année la musique qui, disent ses programmes, paraît meilleure à ceux qui ne savent pas la musique). Après la musique pour les sourds, la musique pour les durs d’oreille. Mais cela nous rapproche-t-il vraiment d’une solution ?
Il y a la musique concrète qui a fait entrer dans la musique le bruit de casserole, l’arrivée d’express et le tonnerre du seau à charbon. Devenant musicaux, ces bruits auraient dû acquérir je ne sais quoi de mélodique : « la musique est le moins inharmonieux des bruits », c’est une constatation de Goethe. Il n’en fut rien.
On inventa le sifflet pour chien. A ultrason. Le chien seul l’entend. Mais c’est une solution partielle.
Enfin on supprima le klaxon. C’est une solution limitée.
Que faire de plus ?
On a désincarné le son. Il s’est rattrapé sur l’harmonique ; on l’a décrété musical, il a envahi la musique ; on l’a traité successivement par la ruse et le vocabulaire, aucune lessive ne l’a déteint. Le bruit est resté lui-même, avec aggravation [c'est moi qui souligne].
Restait à le traiter par la science. On l’a donc rendu scientifique. On a mis le silence en courbes et en diagrammes. On s’est servi d’un tampon vaseliné et d’un chaudronnier de cinquante ans, on a comparé des tampons avec vaseline et sans vaseline, des chaudronniers de trente et cinquante ans, des chaudronniers intermédiaires, que sais-je ? des tonneaux de sableurs (c’est un vrai roman d’aventures), on a noyé tout ça dans l’expression savante, le « phone », le « spectre », le « décibel » ; bref, on a mesuré le silence ; on l’a créé en laboratoire ; on l’a obtenu par l’éprouvette ; il ne reste plus qu’à le reproduire dans l’industrie.
Comment ? Si vous voulez le savoir, lisez La Lutte contre le bruit.
Je n’en recommande pas le français. Les ingénieurs et les médecins se sont créé une sorte de langage qui a quelque chose de satanique (« Le vice de Satan est la solennité »). Autant ils sont clairs et précis dans l’explication scientifique, autant ils nous étonnent par leur complication pour dire les choses les plus simples du monde. J’entre en admiration lorsque je considère de quelle façon majestueuse on peut dire que le bruit casse les oreilles de l’homme [c'est moi qui souligne], de quelles autorités mondiales on peut appuyer si peu de chose, de quelles résonances pascaliennes on peut le faire retentir. Pour constater que l’homme a besoin de repos il ne leur faut pas moins de six lignes, on les sent près de citer l’Ecriture, ils vont chercher leur souffle au fond de l’estomac.
En revanche, quelle ingéniosité dans l’étude des trépidations, quelle richesse dans l’information, quelle élégance dans les diagrammes, quelle invention dans l’expérience ! Résumons-nous, quelle poésie ! Ce qui confond l’esprit, c’est le nombre stupéfiant de chaudronniers mâles que peut consommer l’acoustique. La médecine emploie le cobaye, l’acoustique emploie le chaudronnier. Elle l’expose vingt-quatre ans au bruit de son métier, ou trente et un (page 49), trente-cinq, trente, vingt-cinq, quarante-sept (page 50), pour évaluer sur un graphique son affaiblissement auditif ; rien ne lui coûte, s’il le faut elle l’exposera cent ans. Elle lui fourre du coton dans les oreilles et dresse une autre courbe ; il y a des courbes de chaudronnier avec coton et de chaudronnier sans coton, avec vaseline et sans vaseline, avec coton sur la vaseline, avec vaseline sur le coton. C’est prodigieux. L’acoustique sait toute chose : le « rail normal », le « rail chantant », comment le chien rêve quand le son s’interrompt plus de vingt-deux fois par minute (ce qui est beaucoup plus dangereux que le son continu), et que le silence peut réveiller un homme. (Il faut tout lire : c’est passionnant.)
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Vialatte n'a pas compris la musique contemporaine. Pour une raison simple : il n'a pas compris son époque. Je veux dire évidemment qu'il en a compris l'essentiel et la nature profonde, mais qu'il n'en a pas accepté les aspects désolants ou répugnants. Il le dit, certes, avec une immense classe et une grande élégance, mais c'est pour mieux cacher sa fureur face à la bêtise et à la déshumanisation. Aucun être ne peut se prétendre humain et civilisé s'il peut admettre qu'on qualifie de "musique" le règne du bruit, de la dissonance systémique et de la violence auditive. (ajouté le 8 août)
Ce texte figure dans Profitons de l'ornithorynque (Julliard, 1991, pp.246-248). A l'origine, il a été publié dans la N.R.F., à une date qui n'est malheureusement pas précisée.
09:00 Publié dans LITTERATURE, MUSIQUE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, musique contemporaine, alexandre vialatte, littérature, edgar varèse, profitons de l'ornithorynque, art contemporain
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