mercredi, 18 février 2015
QU'EST-CE QU'UN AEGAGROPILE ?
Cette chronique ne parlera de rien. Parce que je n’ai pas le temps de penser. On ne pense pas sans avoir du temps. A moins d’avoir l’esprit très vif. Comme le rat, ou les chansonniers. Et aussi le cheval d’Elberfeld qui calculait les racines carrées. Le rat, lui, démonte les engrenages quad ils l’empêchent d’arriver jusqu’au lard. Il flaire les pièges. Il a des moustaches qui le renseignent, très sensibles de l’extrémité. Les chansonniers, eux, n’en ont pas : ils ont l’habitude, qui compense. Mais l’homme moyen ne pense pas très vite ; il n’a ni moustache ni réflexe, sa pensée a besoin du temps. Et aussi d’un certain obstacle autour duquel elle s’agglomère, qu’elle essaie de digérer ; qui l’arrête, la provoque. Elle se forme comme les « moutons » sous le lit de la grand-mère dans une maison bourgeoise : de brimborions agglutinés ; de poussières venues d’un peu partout, dans un endroit inaccessible ; de temps qui passe et de balai qui ne passe pas.
Comme les moutons et les aegagropiles (j’aime bien parler des aegagropiles ; ils font chercher dans le dictionnaire et il n’y a pas de plus grande volupté ; on y prend un plaisir extrême) ; les aegagropiles se forment dans l’intestin des animaux qui se lèchent les poils : le chat, la chèvre, le cheval. Ces poils se collent dans l’intestin autour de quelque calcul ou de quelque grain de sable. Ils finissent par former des boules. Des concrétions brillantes. Parfois énormes, et le cheval en crève. Le philosophe aussi ; plus lentement : à force de se lécher les poils il forme des pensées énormes ; il en meurt ; mais plus tard d’autres les utilisent, on les retrouve dans le commerce ; on en joue au billard ; ses disciples en font en matière synthétique ; en plastique jaune ou en papier mâché ; qui ont autant de succès que ceux du maître.
Alexandre Vialatte,
Chroniques de La Montagne,
19 octobre 1965.
Mon ami Gilles m’avait montré, dans le temps, un de ces objets : bizarre, doux au toucher, léger, velu et apparemment indestructible tant il était dur. Cela sortait de l’estomac d’un veau, vous savez, un de ces animaux élevés en batterie, qui s’ennuient tellement qu’ils lèchent le voisin de leur langue râpeuse. La boule en question (il n’avait pas prononcé le mot « aegagropile »), faite de poils, de matières diverses et de sécrétion, avait l’aspect d’un galet assez rond, brunâtre, un peu aplati, d’une dimension capable de remplir une large main.
Ça m’avait laissé pantois.
Voilà ce que je dis, moi.
Note : le dictionnaire indique l'orthographe "égagropile".
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, aegagropile, alexandre vialatte, égagropile, chroniques de la montagne, humour
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