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mercredi, 30 octobre 2013

HENRI BOSCO : SYLVIUS

Ce beau livre de Henri Bosco n’est pas un roman, c’est une nouvelle : une toute petite centaine de pages. Et quand je dis « beau livre », ce n’est pas seulement à cause du contenu, c’est aussi à cause de l’objet, orné de belles vignettes gravées sur bois par Démétrios Galanis (les signes du Zodiaque). L’artiste a même réalisé un superbe frontispice, également en xylogravure, où il saisit à merveille l’esprit du livre (j’ai failli dire « l’âme »). Enfin, il paraît qu’il existe en Folio (n° 1010).

 

Qui dit nouvelle dit donc histoire courte, mais aussi histoire simple. Le narrateur (ou plus exactement le narrateur qui présente la narration d’un autre, ça se pratiquait beaucoup au 18ème siècle), on le connaît déjà : il s’appelle Méjean de Mégremut. On l’a rencontré dans Le Jardin d’Hyacinthe. On trouve un Martial de Mégremut dans Malicroix. Sans doute un cousin.

 

La famille Mégremut, je devrais dire la tribu, c’est le terme de l’auteur, habite, je devrais dire peuple Pontillargues, petite ville de 1600 habitants, population dont elle constitue sans mal le bon dixième, bien que le nombre de la tribu fluctue au cours du récit, un détail. L’auteur nous présente longuement cette famille, dont les particularités sont assez voisines des Mégremut de Malicroix.

 

Ah, les Mégremut : « Chez les Mégremut on s’aime en tribu ; on s’émeut collectivement. Malheur ou bonheur, quand ils frappent un Mégremut, consternent ou épanouissent cent visages ». Et plus loin : « On ne les confond pas avec d’autres cousins, d’autres grand-mères, d’autres oncles. Pas plus qu’on ne confond le groupe Mégremut, si distinct, si original, avec la famille, pourtant nombreuse et florissante des Maloches-Bordes, ou celle, plus compacte, des Bregaloux, qui ont tous le nez épaté ». Je n’en cite pas plus long : l’auteur s’attarde longuement pour commencer sur la description de l’esprit spécifique d’une famille particulière. 

 

Le trait de caractère qu’il fait ressortir en vue du récit qui s’annonce est la sédentarité. Si les Mégremut voyagent, c’est par la pensée, ou plutôt par le rêve. On est bien où l’on est, on s’y est aménagé une sorte de nid douillet et confortable, et il ne viendrait à l’idée d’aucun membre de la « race » (le mot revient) de partir à l’aventure sur les routes. L’histoire de Sylvius sera racontée au narrateur par Barnabé de Mégremut-Landolle, surnommé « le Sage », le plus Mégremut de tous, et le seul Mégremut à ne pas avoir décroché le portrait de l’aïeul des murs de sa maison.

 

Car, heureusement pour la littérature, il y a une exception familiale : Sylvius, surnommé « le Sage ». Son bien est modeste, mais suffisant pour des besoins eux-mêmes modestes. Tout irait bien pour lui s’il n’avait pas une angoisse et une démesure : manquer. Non pas manquer en général, car il est content, au sens de l’expression « avoir son content », non, mais manquer de réserves de nourriture. Pourtant : « Il mangeait peu et buvait sobrement ». 

 

Sa maison regorge de toutes sortes de victuailles : « Là s’alignaient jambons salés, saucissons drus, guirlandes d’oignons mordorés, claies rayonnantes de tomates, melons d’hiver suspendus au plafond, légumes secs, cornichons, piments, bocaux de gelées brunes ou roses, poissons fumés, coulis, conserves… ». Face à ces débordements : « Mais leur surabondance, bien loin de calmer ses inquiétudes, excitait sa fureur alimentaire, fureur qui, avec l’âge, tourna les préoccupations de Sylvius vers le ravitaillement en légumes secs ». Et c’est cette « βρις » dont Sylvius est possédé qui va l’emporter dans son aventure. Il a soixante ans passés.

 

Avec sa carriole et le cheval qu’il a achetés spécialement, il se met à parcourir, par tous les temps, toute la campagne proche, écumant toutes les métairies possibles et imaginables pour s’approvisionner, et devient pour tous les Mégremut « Sylvius le Navigateur » (ici, permettez que je pense au voyage pataphysique qu’accomplit le docteur Faustroll « de Paris à Paris par mer »). La famille s’habitue donc à le voir partir, puisqu’elle le voit revenir à chaque fois.

 

Et tous ces voyages par monts et par vaux (pas trop loin de chez lui quand même) auraient continué à se dérouler sans heurts si Sylvius n’avait pas eu, une veille de Chandeleur, la drôle d’idée de « mettre à la cape » en direction de la vaste lande des Hèves, « désertique étendue, où jamais il n’avait aventuré sa carriole, car on n’y trouve, et loin encore, qu’un petit bourg perdu, Lobiers, entre deus étangs et des bois de saules ». Et Sylvius affronte bravement l’espace inconnu et enneigé.

 

Soudain l’attelage tombe en arrêt : c’est un cheval mort, dans lequel tout est mort, même l’os frontal (si si, c’est précisé). Sylvius, tout à fait perdu dans la nuit froide, se laisse conduire par Melchior le cheval jusqu’à une maison basse où il peut se restaurer. Mais quand son hôte parle d’une roulotte qui vient de passer tirée par un pauvre cheval et qu’il dit avoir vu le cheval mort, Misé (c’est son nom, presque claudélien) décide de l’accompagner jusqu’à Lobiers. Les voilà partis.

 

Arrivés à destination, ils croient le village déserté par ses habitants, jusqu’à ce qu’ils avisent une lumière à l’intérieur de l’écurie appuyée à l’église. Tout le village est assemblé là : un petit théâtre a été monté. Tiens, ça me rappelle L’Enfant et la rivière. La représentation va son cours. Une fois achevée, on voit apparaître un vieillard et une jeune femme.

 

C’est alors que tout pivote. Misé prend la parole : « Comme ça, vous avez perdu votre cheval ? ». Stupeur générale. Sylvius en rajoute : « Il y a Melchior ; c’est une bonne bête ». C’est bientôt dit : « Je suis à vous. Et je conduirai le cheval ». Voilà, la vie de Sylvius a basculé, il a trouvé sa vérité. Et son ancienne vie disparaît corps et biens, comme si elle n’avait pas eu lieu. On croit assister à la seconde naissance de Sylvius. Oubliés les Mégremut de Pontillargues, oubliée la maison bourrée de victuailles jusqu’à la gueule.

 

Mais la famille ne l’entend pas ainsi. Pour aller vite, réunie sous la houlette de tante Philomène (« C’était la tête forte de la famille »), elle lance messages et messagers vers tous les points cardinaux. Mais c’est en vain : « Sylvius resta introuvable ». Et la disparition s’éternise. Jusqu’à ce que, six mois après, sur un billet stupéfiant arrivé de la campagne, on lise : « Vous le trouverez samedi, aux Amélières, une lieue au-delà de la lande des Hèves. Il n’est pas seul ».

 

Un cortège de carrioles se met aussitôt en route, emmenant une forte délégation, Philomène en tête. On arrive aux Amélières. Ils trouvent Sylvius en pleine représentation. Il joue de la clarinette. La tribu Mégremut sanglote. Il faut ramener Sylvius chez lui. La population accepte de le laisser partir, mais à condition qu’il soit de retour à la Noël. Promesse en est faite. 

 

Et c’est là que l’histoire devient belle et tragique. Sylvius a repris son existence douce et confortable, comme si rien ne s’était produit, gardant une indéfectible équanimité. Il semble avoir tiré un trait sur le théâtre et les Amélières. Mais pour Philomène, une promesse est une promesse. Quand Noël est arrivé, elle organise le voyage. Mais quoi, Sylvius a décidé de rester chez lui !

 

Qu’importe, on ira quand même : « Mélancolique et étrange voyage ». Mais quand on arrive aux Amélières, personne là où était le théâtre, seulement l’aubergiste, M. Léon, seul à les attendre. Pas de messe dans l’église. Plus de théâtre : la famille est partie et ne donne plus de nouvelles. Le retour, dans un très mauvais temps, est morose. A Pontillargues, on apprend que Sylvius est mort. Il est mort tranquille, sans être vraiment malade, en souriant comme à son habitude. On l’enterre dans l’enclos Sainte-Delphine. Pendant dix ans, un mystérieux bouquet est déposé sur la tombe.

 

Je n’ai pas très envie de conduire une analyse du récit. Juste une formule me vient pour en tirer une sorte de moralité : la tendresse Mégremut est comparable à une terrible chaîne scellée à la cheville des membres de la famille. Un boulet invisible enfonce l’individu dans le sol où il est né, comme s’il était un poteau. Une épouvantable douceur, une étouffante bonté, un amour insupportable à force d’être généreux. Un terrorisme sentimental. La famille la plus affectueuse peut être une horrible chose.

 

Voilà ce que je dis, moi.

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