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jeudi, 01 juin 2017

ALERTE

On a raison, en général, de ne plus lire Le Monde, cette soupe qui donne trop souvent envie de cracher dedans, depuis que le journalisme de commentaire (autrement dit un prétendu journalisme d'expertise, puisqu'on sait que les journalistes spécialisés sont souvent des ratés de leur "spécialité") a pris le pas sur le journalisme d'information.

Il y a cependant des exceptions. Qui tiennent, en général, à la fois à la personne et à la fonction de la personne qui "écrit dans le journal". Par exemple, il m'est tombé sous les yeux, mardi 30, la chronique de Stéphane Foucart, spécialiste de la rubrique "Planète" (ça veut dire "environnement"). Il est question des insectes, de leur avenir, du nôtre et du monde. La plume du monsieur me semble pertinente et mesurée.

L'histoire, qui commence comme un canular, est racontée dans la revue Science par un entomologiste de grande réputation, du nom de Scott Black, directeur de la Xerces Society for Invertebrate Conservation. Il possédait une Ford Mustang dans son jeune temps, et quand il roulait, il fallait s'arrêter régulièrement pour nettoyer le pare-brise, souillé par la myriade d'insectes qui s'y écrasaient. Aujourd'hui, le pare-brise du Range Rover, « à l'aérodynamique de réfrigérateur », sur quelque route de campagne qu'il roule, reste impeccablement transparent. Scott Black conclut : « J'ai tendance à ne me fier qu'aux données scientifiques, mais quand vous réalisez que vous ne voyez plus tout ce bazar, ça vous prend aux tripes ».

Par intuition, on se dit en effet qu'il s'est passé quelque chose. Je me souviens que, quand j'accompagnais tout gamin mon oncle Pierre qui allait pêcher la truite dans l'Azergue, en longeant la rivière, il me demandait de lui procurer, régulièrement, des sauterelles. Et, comme nous traversions des prés non encore fauchés, je n'avais pas à me baisser, vu ma taille, pour prendre tout ce que je voulais : à chaque pas, nous les faisions partir en grand nombre. Aujourd'hui, ce n'est plus envisageable. De toute façon, y a-t-il encore des truites dans l'eau de l'Azergue, malmenée par le progrès ? Et je ne parle pas des papillons, qui pullulaient dans les campagnes dans les années 1950. Bon, on en voit quelques-uns de temps en temps. Allons, tout ne va pas si mal.

Reste que la vie des insectes est menacée. Mais ça reste un raisonnement intuitif. Et Stéphane Foucart dit très justement que les scientifiques ont le plus grand mal à quantifier le désastre, faute d'une documentation sérieuse sur le phénomène. Il l'écrit : « Probablement parce que l'intérêt scientifique était jugé faible, nul ne pouvant imaginer que ce vaste monde grouillant et bourdonnant puisse un jour connaître un effondrement aussi radical et rapide que celui observé aujourd'hui, sur tous les continents ». Par conséquent, les données dont on dispose sont bien maigres. 

Bien obligé de se rabattre sur celles dont on dispose, on a, pour obtenir une comparaison un peu fiable, répété en 2013 une opération remontant à 1989. On a posé un piège dans une réserve naturelle allemande. Le résultat est spectaculaire, mais aussi affolant : en vingt-quatre ans, la « biomasse d'insectes piégés » a été réduite de 80%, soit une disparition des quatre cinquièmes. Résultat confirmé l'année suivante, car les scientifiques, n'en croyant pas leurs yeux, voulaient être sûrs de leur fait.

Pour trouver le coupable, les regards se tournent évidemment vers les insecticides (ils ne font que le boulot qu'on leur demande), en particulier à cette classe particulière que sont les néonicotinoïdes (découverts par un Japonais, et mis sur le marché en 1991), dont on enrobe les semences avant usage, et dont le succès planétaire a été tellement fulgurant au cours des années 1990 qu'ils se retrouvent « sur des millions d'hectares de grandes cultures ». On en a beaucoup parlé à propos de la disparition des abeilles, mais elles ne sont pas les seules concernées, ni les seules à être des "insectes pollinisateurs".

Aux industriels, dont l'argument principal est invariablement : "Il faut nourrir l'humanité", Foucart répond par l'étude menée en Finlande sur les rendements obtenus par les cultivateurs de navette, oléagineux proche du tournesol : depuis 1993 (soit après l'irruption des "néonics"), ils sont tombés de 1,7 à 1,2 tonne à l'hectare. Eh oui, messieurs les industriels, certaines cultures sont étroitement dépendantes des "insectes pollinisateurs" ! Si vous les faites disparaître, il n'y aura pas que les apiculteurs à être plongés dans le marasme.

Stéphane Foucart a sollicité deux chercheurs (CNRS et INRA) à propos de ces résultats, mais ils le « préviennent qu'ils ne sont que corrélatifs : ils n'apportent pas la preuve définitive de la causalité ». Une telle réponse, juste et désespérante, nous fait mieux comprendre pourquoi les lobbies des industriels qui pullulent à Bruxelles arborent une telle mine réjouie avant que les instances européennes prennent une décision au sujet des "perturbateurs endocriniens" ou des néonicotinoïdes : les malfrats courent loin devant les flics, flics qui, sur ordre, attendent l'arme au pied que la "causalité" soit "prouvée". 

Dans le fond, on a bien raison de ne pas trop s'en faire : attendons, pour qualifier les industriels d'affameurs et pour les traiter de criminels contre l'humanité, que les rendements aient baissé jusqu'à provoquer des famines catastrophiques. On aura toujours la possibilité de vendre aux populations survivantes des plaquettes de "Soleil vert" (titre du terrible film de Richard Fleischer (1973), où l'on recyclait en aliment les cadavres de tous les euthanasiés volontaires, qui attendaient en file indienne pour se faire piquer).

Dormez en paix, braves gens : d'autres scientifiques viendront pratiquer sur vos cadavres des autopsies pour faire l'inventaire "post mortem" des traces de délectables perturbateurs endocriniens, de néonicotinoïdes amicaux, d'amiante convivial et autres substances charmantes que l'industrie chimique vous aura inoculées dans le silence des autorités de régulation, et grâce au temps que leur aura laissé la prudence merveilleuse des chercheurs.

Je me dis que le barouf entretenu en ce moment autour de Trump et de son éventuelle dénonciation de l'accord de Paris (COP 21 : aux dernières nouvelles, c'est fait) est proprement incroyable. Ben oui, quoi : il n'y a pas qu'au sujet du réchauffement climatique qu'il y a urgence. Je ne nie pas l'importance du sujet, mais le réchauffement climatique se comporte comme Donald Trump : il bouscule tout le monde pour être seul à occuper la scène. Et l'on en oublie toutes les autres urgences. La disparition des insectes pollinisateurs en est pourtant une belle, d'urgence, is'nt it ?