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mercredi, 04 février 2015

LITTLE TULIP

Little tulip, de François Boucq et Jérôme Charyn, n'est pas un album ordinaire de bandes dessinées : c'est aussi (et pour moi : avant tout) une magnifique célébration de l'art du dessin. C'est exprès que je ne m'attarde pas sur les horreurs rencontrées, que ce soit au Goulag autrefois ou, pour quelques malheureuses victimes, dans les rues nocturnes de New York, plus près d'aujourd'hui. J'ajoute que les auteurs n'en font d'ailleurs pas un étalage complaisant au fil du récit. On est dans la sobriété, malgré la magnificence des images.

 

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Le don extraordinaire de Pavel/Paul pour le dessin le fait connaître des gros durs qui règnent en maîtres, et qui ont, accessoirement, la manie de se couvrir le corps des tatouages les plus recherchés, les plus sophistiqués, les plus artistiques. C’est ce don qui l’amène auprès de Kiril-la-baleine, le plus puissant pakhan de Magadan, dont il a eu le nom par Mashenka, une gardienne-chef à la plastique opulente jusqu'à la bestialité, à qui un poignard de glace mettra fin, sans laisser de traces. 

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Contrairement au « Comte », dont les hommes sont « originaires de Kiev : des Ukrainiens brutaux », Kiril a une certaine « éthique » (on a le droit de relativiser). Si l’épaisseur brute de l’humanité primitive pouvait avoir un visage, ce serait celui du « Comte », bête sauvage dotée de la parole et d’un pouvoir : il n’en faut pas plus pour faire régner la Terreur à sa guise. Kiril est moins massif, moins "charismatique" si l'on veut, mais il est bien plus intelligent, et même cultivé : « Ni capricieux, ni cruel, il ne s'attaquait jamais aux juifs, mais il transformait les plus malins en criminels». Le Mal du côté du Bien, si cela veut dire quelque chose.

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Kiril demande à Andreï, son maître tatoueur attitré, d’enseigner à ce garçon de huit ans tous les secrets de son art. Andreï n’aime pas ça, mais enfin, il faut obéir (sinon Kiril l'étranglera de ses propres mains, et il se laissera faire). Grâce à lui, Pavel/Paul devient un « petit Mozart des aiguilles ». On n’en saura pas plus sur l’art de graver des images dans la peau des vivants (Wim Delvoye fait ça sur des porcs, que personne n’a interviewés jusqu’à ce jour pour savoir s'ils en sont contents ou fiers). 

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L’enseignement d’Andreï ? En dire le moins possible, montrer le plus possible. Andreï est un artiste, il a une très haute idée de son art. A l’élève de regarder et de s’imprégner. Il y a de la mystique dans cette conception de l’enseignement du dessin, quand il est réduit à regarder comment fait le maître. 

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Je passe sur les péripéties, qui vous plongent tout vivant dans le bain d’acide nitrique que constitue la vie quotidienne au camp de Magadan, à la Kolyma : c’est épouvantable. Le pire, c’est qu’il n’y a pas de raisons de douter : depuis Soljenitsyne, on sait à peu près tout. Mais ça fait quand même un choc.

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Mais le choc le plus profond vient d’un truc que je n’ai jamais trouvé nulle part dans toute la BD que je connais : une sorte de métaphysique du dessin. Des savants appelleront ça une « mise en abyme » : un dessinateur qui remonte à la source de ce qui fait le dessin. Fondée, si j’ai bien compris le message de Charyn et Boucq, sur un principe somme toute très simple : dessiner quelque chose modifie l’ordre des choses. C'est une opération de magie : « une opération magique qui transforme celui qui le porte », dit Andreï, par ailleurs qualifié de « chaman du dessin». 

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Contrairement à ce que répondent au tout début le père et le fils à la mère qui s'alarme de leurs caricatures (« Mais maman (...) c'est juste un jeu. - Le petit a raison, ce ne sont que des dessins »), dessiner quelque chose du monde modifie le monde, agit sur les choses. Impressionnante responsabilité de celui qui veut dessiner. Surtout avec tous les fronts bas, les fanatiques, les assassins qui rôdent un peu partout prêts à prendre vos images au pied de la lettre. Avis à la population. C'est un point de vue. On peut être d'un avis différent.

 

Dégâts du fétichisme de l’image dans l’esprit des hommes, surtout à notre époque où le gavage par les images a fait oublier le pouvoir que chacune détient, quoi qu’il arrive, même sur l'esprit de ceux qui ne font que l'apercevoir. Notre esprit est aujourd'hui davantage façonné par l'image que par le langage. Ceci devrait poser question.

 

Du fétichisme au blasphème, puis du blasphème au meurtre : le garçon se fait gratter au papier de verre ses tatouages quand il rompt le pacte tacite entre les « pakhanys » de Magadan : ne pas interférer dans les affaires des autres. Pas touche à mon Prophète ! Pas touche à ma croyance. Quelle prescience des événements récents ! Quelle vision terriblement juste des arts visuels !

 

Quelle formidable formulation de ce qui n'est, après tout, qu'un totalitarisme des images. Et nous ne le savons pas : nous sommes dedans.

 

Merci monsieur Boucq. Merci monsieur Charyn.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Je dédie ces deux billets à P. Il comprendra, je crois.

 

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