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samedi, 17 mai 2014

4/4 UN GRAND-PERE ADOLESCENT

MAIGRET, LE VIEUX QUI N'A RIEN APPRIS

 

Le commissaire Maigret n’a jamais, semble-t-il, été un simple inspecteur de police. Certes, il jette de temps en temps un coup d’œil dans le rétroviseur, comme par exemple dans La Folle de Maigret où, retrouvant à l’occasion d’une enquête, son vieux camarade de promotion Marella, qui dirige la PJ à Toulon, il se remémore sa jeunesse.

 

Mais Simenon n’a jamais, de son premier à son dernier Maigret, voulu suivre la carrière d’un flic : il l’a tout de suite bombardé commissaire, et qui plus est, un commissaire connu, renommé dans le milieu de la volaille policière. Directeur de la Brigade Criminelle. Monsieur le Divisionnaire. Maigret est simplement directeur de la "Crime". Il a même sa photo dans le journal.

 

Le commissaire Maigret, je l’ai dit précédemment, avait quarante-cinq ans quand il est né : il n’a jamais été jeune. Etait-il vieux quand il est mort, je veux dire quand Simenon a écrit le dernier épisode ? Dans celui-ci – Maigret et Monsieur Charles, daté 11 février 1972 –, l’auteur nous en dit quelque chose : « Il venait, en quelques minutes, de décider d’un avenir qui n’était plus bien long puisque, dans trois ans, on le mettrait à la retraite ». Autrement dit, de 1929 à 1972, Maigret est passé de quarante-cinq à soixante-deux ans : en quarante-trois ans, il en a pris seulement dix-sept. J'aimerais bien.

 

Moralité : Maigret ou l’art de ralentir le temps. Encore mieux : pour ne pas vieillir, devenez personnage de roman. C’est peut-être ce qu’ambitionnait Simenon. Notez que ça ne l’a pas empêché de la casser, sa célèbre pipe. Et notez que Maigret et Monsieur Charles commence précisément sur une célébration de la pipe : « Maigret jouait dans un rayon de soleil de mars un peu frileux. Il ne jouait pas avec des cubes, comme quand il était enfant, mais avec des pipes ». Simenon n'a rien oublié. Un bon romancier n'oublie rien, forcément.

 

Les plats préférés de Maigret maintenant. Ah, le ragoût d’agneau ! Le foie de veau à la bourgeoise ! Le fricandeau à l’oseille ! A la rigueur une blanquette de veau. C’est sûr qu’elle se donne du mal, bobonne. Je ne parle même pas de la Brasserie Dauphine. Bobonne quant à elle, stoïque, parce que monsieur néglige souvent de rentrer boulevard Richard-Lenoir sous prétexte qu’il est sur une piste, ou alors qu’il interroge un suspect. Auquel cas le sandwich est un dernier recours, comme en cas de nécessité.

 

Pour s’alcooliser, Maigret a de toute évidence une préférence pour le demi de bière, à une époque où la biodiversité de la bière n’a pas encore pénétré dans les débits de boisson. Maigret boit des bières anonymes. A une époque où le Palais de la Bière de la rue Terme était seul à Lyon à proposer trois cents bières en bouteille et treize à la pression. En bouteille, Jean le Catalan vous conseillait toujours la Pilsen. En pression, j’ai oublié le nom de cette bière belge qu’il mettait dix minutes à tirer, à cause de l’abondance et de la compacité de sa mousse. On était obligé de prendre le temps de causer.

 

Mais Maigret ne dédaigne pas le cognac, le calva, la prunelle d'Alsace que son épouse rapporte de chez sa soeur. En matière d’alcool, le policier est éclectique, et ne rechigne pas à dépasser la dose prescrite à l’occasion, comme on le voit faire en compagnie de James, dans La Guinguette à deux sous. C’est vrai qu’il s’en veut après coup, à cause de l’état léthargique dans lequel ça le plonge.

 

Est-ce que Simenon aurait fait pour l’alcool ce que Morris a fait pour le tabac, quand celui-ci a bêtement remplacé la cigarette de Lucky Luke par un brin d’herbe, capitulant sous la pression de l’’hygiénisme social réactivé par les éternels flics de la vie ? Maigret se serait-il mis au Perrier-citron ? Au sirop d’orgeat ? J’espère que non. La peste soit de l’impératif de santé publique : on ne peut plus abréger ses jours à sa guise ! Et la liberté, alors ? Et le sens de ma vie, alors ? De quel surcroît existentiel bénéficient ceux qui passent leur vie l’œil braqué sur les conditions sanitaires dans lesquelles elle se déroule ? Triste tas de peine-à-jouir !

 

Ce qui est sûr, c’est que Simenon, tout au long des vingt et un Maigret que j’ai lus dernièrement, donne de ses personnages trop économes d’eux-mêmes et trop timorés ou trop faibles pour naviguer à pleines voiles vers l’accomplissement de leurs désirs, une image pauvre et terne. Il n’applaudit pas pour autant les vainqueurs, les notables, les parvenus, les richissimes, ceux qui, parce qu’ils sont « arrivés » ou – encore pire – parce qu’ils ont hérité, écrasent les plus faibles : ça crève les yeux dans Maigret et le marchand de vin. Mettons que Simenon serait un Céline moins vindicatif, moins haineux.

 

La dernière impression dont je voudrais faire part ici, avant de passer à autre chose, est celle que me laisse le fait d’enchaîner les épisodes (arrivé à vingt et un, j’ai décidé de respirer un autre air) : un peu comme le prof qui, venu enfin à bout d’une copie qu’il vient de terrasser par KO, voit la suivante surgir comme une nouvelle agression contre laquelle il doit se défendre, comme un nouveau raidillon escarpé à gravir, j’imagine Simenon en Sisyphe poussant son caillou.

 

Et j’imagine à chaque fois un Maigret tout neuf, quasiment vierge, si l’on excepte les points de repère du décor familier : le boulevard Richard-Lenoir, la Brasserie Dauphine, le bureau avec son arrangement de pipes, Lucas, Janvier, Lapointe, Torrence, ... bref, tout ce sur quoi, dans le changement, s’appuie la continuité.

 

 

En dehors de ces éléments familiers qui jouent un peu, pour le lecteur, le rôle des pantoufles, je vois, au début de toutes ses aventures, un Maigret tout démuni, exactement comme le prof qui doit se résoudre à attaquer la paroi hérissée des pièges dont l’ignorance et la désinvolture de l’élève ont savamment parsemé le champ de bataille de la copie. Je vois un Maigret presque totalement vide. Vide de toute intention, de toute croyance, de toute pensée. Dans les centaines d'enquêtes qu'il a conduites, il n'a rien appris pour lui permettre de résoudre l'énigme qui se présente. Pas de recette acquise par l'expérience. Il faut chaque fois tout reprendre à zéro. A neuf. Comme un perdreau (!) de l'année.

 

Constamment, en effet, quand un inspecteur, un témoin ou n’importe quel acteur du drame lui pose la question : « Vous croyez que … ? », il s’attire la réponse tranchante : « Je ne crois rien ! ». La règle première de Maigret ? « Je ne pense pas. » En général sur un ton bourru ou bougon. Cette réponse, récurrente, fréquente et quasi-systématique, signifie qu’il commence à remplir son vide initial : il observe.

 

Et s’il observe ainsi, c’est tout simplement qu’il ne sait rien. C’en est même frappant : au début de chacune de ses enquêtes, Maigret est celui qui ne sait rien. Vide, il les résout en se remplissant. Il hume, il renifle, il écoute. Il veut comprendre, comme il le serine inlassablement. Il s’intéresse d’abord aux faits, aux lieux, à quelques personnages. Il passe ensuite au milieu, à l’ambiance, puis il démêle l’écheveau des relations entre les personnages.

 

Un peu comme un peintre, il dessine dans sa tête des portraits, des natures mortes, des paysages. Il s’agit de couvrir la toile avec justesse, avec les bonnes couleurs, les traits conformes aux contours. Comme un metteur en scène, il donne aux acteurs leur place sur le plateau, avec le décor au fond. Il s’agit d’élaborer, ou plutôt de reconstituer la cohérence spécifique selon laquelle s’ordonne la logique d’ensemble, et dont découle, presque mécaniquement, l’élucidation de l’énigme.

 

Regardez, par exemple, comme il devient immédiatement le flic dur et inflexible, quand il entre dans le café tenu par l'ancien truand. C'est dans Maigret et la jeune morte. : il ne se laisse pas prendre au baratin du type, parce que le comportement de la fille, il s'est introduit dedans au préalable, au point de la connaître par coeur. Il s'est imprégné de la personnalité de la personne. C'est sûr, elle ne pouvait pas s'être assise au bar. C'est forcément lui qui l'a tuée.

 

Maigret est un homme qui cherche à se repérer dans un monde qu’il ne connaît pas. Si vous voulez, je dirais volontiers que Maigret, s'il conclut toutes ses enquêtes en grand-père qui sait tout, parfois un grand-père triste et désabusé,  est un adolescent quand il les commence. Les précédentes ne lui ont rien appris. Un ado né avec un appétit féroce de compréhension. Mais un ado aussi paumé que tous les ados, qui s’inquiète de ce que le monde lui veut. Et qui, pour le comprendre, s’est mis dans la police pour collectionner des exemplaires d’humanité. Simenon se vantait d'avoir « eu » 3000 femmes.

 

Malheureusement, il n’est pas sûr que collectionner permette de comprendre. Simenon n’a peut-être rien compris. Il a juste écrit des romans, en espérant y arriver. Ce qui n'est déjà pas si mal.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

Commentaires

Merci encore.
Mon pastiche (Le Docteur Maigret ISBN 9781624882647) reprend un grand nombre de sujets, y compris la mort de Maigret, que vous évoquez ci-dessus.

Écrit par : David Simmons | samedi, 17 mai 2014

Merci d'avoir prêté attention à quelques billevesées qui me sont venues à la lecture de livres qui tiennent la route, quoi qu'en disent certains. Je vais tâcher de trouver votre livre : l'idée du "docteur" me semble tout à fait fertile.

Écrit par : fred | samedi, 17 mai 2014

Maigret était un étudiant en médecine pendant deux années consécutives avant son entrée au monde de la police. Il n’a jamais cessé d’étudier la médecine et d’utiliser cette connaissance en tant que policier.

Écrit par : David Simmons | samedi, 17 mai 2014

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