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jeudi, 20 février 2014

DELIRIUM, DE PHILIPPE DRUILLET (4/4)

Dans son bouquin-autoportrait Délirium, ce que Druillet n’explique pas à son scribe David Alliot, c’est la raison pour laquelle, en grandissant, il n’a pas fait comme papa et maman, en gros pourquoi il n’est pas devenu fasciste. Certes, il évoque, à sept ans, l’enterrement de son père, où tous les dignitaires fascistes de Franco viennent tendre le bras bien haut autour du cercueil. Il dit bien qu’entre son père et sa mère il y a une belle osmose politique. Mais il ne parle pas du moment ou du processus qui l’amène sur le bord opposé.

 

Il répondrait sans doute qu’analyser la chose est le cadet de ses soucis. Sans doute. Et ce n’est pas moi qui lui conseillerai de s’étendre sur le divan du psychanalyste. Qui lui dirait sans doute, pour comprendre la haine totale et définitive qu’il voue à ses parents, d’aller voir du côté de quelque terreur enfantine assez tétanisante sur le moment pour maintenir en état de marche à travers les années le moteur de cette aversion native, qui se retrouve page après page dans toutes ses créations.

 

Il dit cependant cette chose étrange, que son frère rejoint les Forces Françaises Libres avec l’assentiment de son père ! Allez comprendre. Tout ça pour arriver à dire que le plus intéressant du livre se situe au début. Non que le récit des étapes de son parcours professionnel (la photo, etc.) ne soit pas instructif, mais disons qu’il est plus convenu et banal, puisque le lecteur que je suis est au courant depuis longtemps de l’immense célébrité de l’homme dans le milieu qui est le sien : j'ai acheté mon premier Lone Sloane (et tous les suivants) à parution, chez Adrienne, à la librairie Expérience, rue du Petit David. C'est vous dire.

 

Tiens, à propos, si Adrienne est encore de ce monde (et pas trop aigrie), passez-lui mon bonjour, c'est elle qui m'avait vendu l'édition sérigraphie de Capitaine Cormorant (Hugo Pratt, 150 francs à l'époque) acquisition dont je ne peux que me féliciter en même temps que la remercier. J'avais pris le même jour l'édition italienne grand format de La Ballade de la mer salée et la belle version reliée de Corto Maltese en Sibérie.

 

Mais à l'époque, il ne paraissait que 150 volumes de BD par an, je pouvais encore suivre. Aujourd'hui, les éditeurs ont ajouté un 0 à ce nombre déjà respectable. Le déluge, la cataracte de BD qui vous tombe sur la gueule. Et puis franchement, avec la prolifération est venue la compartimentation, la segmentation dans des "genres" bien définis, dans le temps même où la société tente de les abolir en les multipliant. Le mot d'ordre ? "A chacun sa secte".

 

Et ça, moi, je ne peux pas. Je crois que je mourrai de la maladie des universaux. Je n'y peux rien, j'ai hérité ça des Lumières : « Tous les hommes naissent libres et égaux », bon dieu ! Mais je retarde, car ça date de quand le mot "hommes" désignait le genre humain. Or aujourd'hui, les universaux sont devenus des mots creux, de grandes baudruches, des slogans pompeux auxquels plus personne ne croit. Quand on dit "hommes", il faut préciser si ce sont des femmes, des homosexuels, des juifs, des musulmans, des contribuables, et que sais-je encore !

 

L’époque décisive qui va décider du succès de Druillet est celle où Goscinny publie ses premières planches dans Pilote. L’afflux de lettres de lecteurs enthousiastes qui submerge la revue balaie les derniers doutes, s’il en avait, que le grand scénariste (et directeur) que fut Goscinny pouvait nourrir. Moi, ce qui m’intéresse d’abord, dans ce parcours, c’est l’incroyable fond de HAINE qui sert de terreau à l’inspiration de celui à qui je suis bien obligé de reconnaître une forme de génie. La force de la haine qui habite Philippe Druillet est impressionnante, et a quelque chose de dévastateur.

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UNE BELLE IMAGE DE HAINE 

 

La haine, ce mot qui revient périodiquement dans les bandes dessinées de Druillet, revient souvent au début de son autoportrait Délirium, et dès le prologue : « Ce qui grouille au fond de moi est immonde ». Mais il n’épargne pas sa mère : « Ma mère, je l’ai haïe depuis le début. Je ne l’aimais pas, je ne l’ai jamais aimée. Je ne sais pas pourquoi, c’était instinctif. Je ne pouvais pas la supporter. Même petit, quand nous marchions dans la rue, j’étais deux mètres devant elle. Je ne voulais pas qu’elle me touche ». C’est dit.

 

L’école n’est pas mieux lotie : « J’ai toujours détesté l’école. J’ai toujours détesté les enseignants. Je n’ai jamais supporté cet embrigadement ». Et il ajoute, finalement plus lucide que beaucoup d’éducateurs « modernes » : « Je n’ai jamais trouvé plus malin, plus pervers, plus mauvais que les enfants ». La haine vous dis-je. Et les bandes dessinées dont je me souviens sont bourrées à craquer de la violence de ce sentiment.

 

Je ne sais plus dans quel volume dessiné il évoque la mort de Nicole, la femme de sa vie, mais c’est encore la haine qui sort de lui quand il évoque dans son livre la façon dont les médecins s’y sont pris pour ne pas la sauver de son cancer. Le service du Professeur Schwartzenberg, à commencer par son chef bien connu, en prend plein la figure. Le pardon, Druillet apparemment ne connaît pas. Et je dirai que ça le regarde. Et que je le comprends.

 

Mais au total, je trouve tout à fait intéressant de découvrir grâce à Délirium que ce grand homme de la bande dessinée française a nourri son immense talent graphique, principalement, au carburant fourni par un sentiment négatif d’une force extraordinaire. Certes il n’y a pas que ça dans le livre, car Druillet mentionne à plusieurs reprises le fait qu’il a toujours travaillé comme un fou. Et c’est vrai que l’absence d’un acharnement résolu au travail est le plus sûr moyen de ne jamais devenir un génie. Balzac aussi fut un bourreau, que dis-je, un tyran de travail.

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Mais non seulement je ne vois aucune contradiction entre les aventures stellaires de son héros principal, Lone Sloane, et le concentré haineux qui bout comme une lave en fusion au fond du volcan de son âme en attendant d’exploser, mais je vois même là une sorte de révélation, d’explication si l’on veut de ce qui me reste principalement de la lecture de la petite dizaine d’albums que j’eus jadis en ma possession, comme le montre crûment la planche ci-dessus.

 

Il y a en quelque sorte, dans l’œuvre de Philippe Druillet, une parfaite adéquation entre le contenu affectif extrêmement violent de sa production et les moyens d’expression qu’il a adoptés pour lui donner une forme esthétique parfaitement accomplie.

 

C’est cette adéquation, sans compter la folle dépense d’énergie, qui fait qu’un chef d’œuvre peut naître. Sans adhérer au fond, je dis : « Chapeau, maître Druillet ! Et merci pour tout ! ».

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

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