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samedi, 29 juin 2013

POURQUOI JE LIS

 

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RANDONNEURS, PAR AUGUST SANDER

 

***

Ce n’est pas non plus parce que j’aime lire que je lis. Je sais, ça peut surprendre. Je lis parce que je n'envisage pas l'existence sans les livres. Et ça tombe bien, il y a toujours eu des livres autour de moi. Enormément de livres. Un décor permanent de livres. Des falaises de livres. Encore aujourd’hui. Comme si c'était moi qui perpétuais la tradition. Bien sûr, il y a ceux que j’ai achetés et les quelques-uns, en un temps précis, que j'ai soustraits au commerce légal. Mais il y a eu surtout, dès le départ, l’omniprésence des livres. Que ce soit au 39, cours de la Liberté (3ème étage avec ascenseur), ou à Corbeyssieu, c’était vraiment des livres partout. Au point que je n’imagine pas de pouvoir vivre sans être cerné par des murs de livres. Oui, ça vient de très loin.

 

La haute bibliothèque en acajou du grand-père médecin (j’ai pieusement recueilli la plaque de porte) était bourrée à craquer, remplie à ras bord de volumes de toutes sortes et de toutes tailles, depuis les petits in-12 de Hérédia ou Leconte de Lisle de chez Alphonse Lemerre, jusqu'à l’imposante monographie consacrée exclusivement au sublime « aurige de Delphes », que j'ai fait la bêtise (hélas rétrospective) de donner à je ne sais plus qui.

 

Il suffisait de s’asseoir bien en face, d’ouvrir les portes du bas et les portes vitrées du haut, et de se laisser porter par l’envie, par l’humeur, une couleur, une reliure, un titre : tout pouvait accrocher. Le problème survenait au moment de partir : l’espace était si exactement mesuré qu’il fallait être d’un extrême soin dans la remise en place pour espérer refermer correctement les portes. Une remarque : cette façon de stocker est déconseillée, si l'on veut conserver un peu longtemps ses livres. A moins de ne jamais y toucher.

 

Le contenu de cette bibliothèque a été dispersé. C’est le sort de tout ce qui s’assemble un jour : un autre jour viendra le désassembler. Je ne suis pas sûr que le grand-père avait fait quelque effort personnel pour constituer le fonds qui dormait au fond du meuble de bois rouge. Il préservait ainsi ce qu'il avait reçu, mais comme un poids mort. Je ne suis même pas sûr que le grand-père ait ouvert le meuble pour se plonger ne serait-ce qu’un instant dans cette curieuse édition de Gil Blas de Santillane, ou dans cette édition précieuse de Rabelais (reliure de Kieffer, pour ceux qui connaissent).

 

Ce qui reste, chez celui qui a ouvert le meuble à de nombreuses reprises et s’est plongé longuement dans les volumes ouverts au gré des vents de l’esprit, c’est une image globale, homogène. L’image d’un monde encore « un », saisissable d'un seul regard. Une illusion, évidemment. Une illusion persistante cependant : l’esprit renonce difficilement à l’unité du monde.

 

Au premier étage, chez l’autre grand-père, cela s’appelait « La Bibliothèque » : une vaste pièce ceinturée de rayonnages remplis, souvent sur deux rangs, d’une incroyable (et identique, quoique différente) variété de livres. L’avantage de Corbeyssieu, c’est que tous les dos du premier rang étaient visibles, et donc identifiables. La manutention était réduite au minimum. L'Histoire de France de Lavisse, tous les Gaston Lenôtre (un Alain Decaux de l'ancien temps), que le grand-père avait fait joliment relier, un Buffon complet, les Jules Verne de Hetzel, des collections reliées de Sélection du reader's digest et d'Historia, j'arrête. Le grand-père en question était féru d'Histoire et de catharisme.

 

Confortablement installé sur la méridienne, on pouvait extraire l’un des vingt énormes volumes reliés (en rouge) du Journal des voyages, un hebdomadaire illustré relatant les aventures les plus exotiques et les plus dangereuses, dont les lecteurs, le soir, dans leurs pantoufles et devant la cheminée, attendaient de délicieux frissons d’horreur, semaine après semaine.

 

Mais des volumes d’un poids ! Les parents, qui voyaient leurs enfants étudier je ne sais quoi dans ces volumes d’aspect trop sérieux pour être des menaces, ne se doutaient guère des violences, haines et cruautés dont la progéniture se pourléchait et se mettait plein les yeux, grâce aux gravures méticuleuses : un noir voyageant en train se suicide en plaçant sa tête ente deux tampons ; un barbu à l’air farouche, dans une cabine de navire, plante la main d’un autre dans la table qui les sépare au moyen d’un grand poignard ; un médecin de brousse retire, après avoir incisé la peau, un filaire de Médine de la cuisse d’un indigène en l’enroulant sur un bâtonnet. Tout à l’avenant. Que des merveilles, quoi ! S'ils avaient su !

 

En empruntant l’escalier en bois qui menait au grenier après avoir ouvert une porte malcommode, on accédait à une chambre éclairée par une lucarne, et sur deux côtés entiers de laquelle couraient des rayonnages conçus spécifiquement pour recevoir la collection complète de la Revue des deux mondes.

 

Cela montait jusqu’au plafond. Je dis « complète » alors que ce n’est pas tout à fait vrai : l’écriture fine (et légèrement tremblée) de ce grand-père-là avait noté avec exactitude sur une petite feuille de papier – que j’ai encore je ne sais où – les onze numéros qui lui manquaient, et qu’il n’a jamais désespéré d’acquérir, jusqu’à son dernier jour. Mais quel collectionneur au monde, même effréné, voire frénétique, peut se vanter de posséder la collection véritablement complète de ce qui est son idéal ?

 

La Revue des deux mondes ! Il faut se rendre compte de la masse de papier. Représentez-vous un bimensuel (deux numéros d’environ 200 pages par mois), et cela de 1829 à 1981 (153 ans) : essayez d’imaginer ce que ça fait, comme longueur de rayons occupés, 4800 pages par an, et pendant cent cinquante-trois ans ! Pas loin de 750.000 pages ! Je piochais au hasard dans l’énormité (l'éternité ?) de la chose.

 

C’est ainsi que j’ai lu, en tapant au hasard, pendant des après-midi entiers, des nouvelles de Mérimée (La Vénus d’Ille, 15 mai 1837 ; Colomba, 1 juillet 1840 ; …) ; une étude d’Emile Littré (Du Progrès dans les Sociétés et dans l’Etat, 15 avril 1859) ; quelques poèmes de Ch. Baud. (Les Fleurs du Mal, 1 juin 1855) ; quelques pages de Saint-Simon (15 novembre 1834) ; et bien des choses que ma mémoire n’a pas retenues. Au total, un invraisemblable fatras culturel.

 

Mais c’est dans la Revue des deux mondes que j’ai lu pour la première fois Sylvie, de Gérard de Nerval (15 août 1853). La pluie battait comme plâtre les vitres de la lucarne, et j’étais très mal installé, sur un pouf à quatre pieds noirs,  couvert de velours vert.

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SYLVIE FUT PRÉPUBLIÉ DANS CE NUMÉRO

C’est aussi là que je suis tombé un jour sur une drôle d’étude zoologique, où l’auteur disait avoir greffé à l'envers une queue de rat dans la colonne vertébrale de l'animal, de sorte que la queue se dirigeât vers l’avant. Peut-être est-ce l'article de monsieur F. Papillon du 15 décembre 1872 : Les Régénérations et les Greffes animales. Il paraît qu’elle était agitée de mouvements, et passa un temps pour une trompe. Le canular avait fait du bruit à l'époque. C'est possible.

 

Mais j'ignorais alors tout d’Alfred Jarry et de la 'Pataphysique, et la trouvaille, dont je me souviens comme si c’était hier, s’est perdue inutilement, car d’autres y ont mis le nez avant moi. Ce n’est donc pas moi qui m’enorgueillis d’avoir mis au jour la source du « ratatrompe », que l’on trouve au chapitre VI de L'Amour absolu, cette fascinante énigme poétique.

 

Je passe sur la grande bibliothèque noire qui occultait tout un mur du bureau du grand-père, dans laquelle je n'ai pu fouiner que tardivement. L’ultime endroit pour trouver des livres, quand nous étions à Corbeyssieu, c’était en haut de l’escalier de la « Petite Maison », où s’affichaient les livres du "dernier rayon", selon les échelles de valeurs alors en vigueur : les Jean Bruce, les Peter Cheney, bref, les « Presses de la Cité » et autres « Fleuve Noir ».

 

Et je suis obligé de l’avouer, de même qu’au moment où j’écoutais fervent les Etudes opus 25 de Chopin, j’entendais sans déplaisir Belles belles belles de Claude François, de même, tout en partant pour la Corse avec la Colomba de Mérimée, je goûtais la vulgarité vaguement sulfureuse des aventures d’Hubert Bonisseur de la Bath (traduction de ce nom argotique : « Hubert qui la baille belle » ou, si vous préférez, « le bonimenteur »), alias OSS 117, particulièrement quand il s’approchait par derrière de l'espionne aux belles cuisses (en général fuselées) et en chemise de nuit qui, de son côté, attendait fiévreusement qu'il lui saisît les seins (en général plantureux), à pleines mains, dans un geste viril (et brûlant si possible).

 

Il ne faut pas confondre après-midi pluvieux et soirées tumultueuses.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

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